Survol des environs

KIWI, roman feuilleton de Pierre Alferi

Épisode 5 - Survol des environs

Résumé de ce qui précède :
Dimanche soir, Daniela Tripp hésite entre la mort et le flirt sur Internet.

Elle sent un assouplissement, un étirement de ses tendons, muscles et nerfs, et se représente amarrée au matelas par une corde élastique ou un gros tendeur gainé de tissu dont le cœur de latex s'étirerait infiniment. Elle l'éprouve en niant, puisqu'elle ne le sent plus, le contact entre ventre et lit, et se laisse perdre l'équilibre, pensant à ces cadres en laisse du tertiaire qui basculent dans le vide depuis la rampe d'un viaduc. Elle ne souffre pas du vertige. C'est qu'au lieu de tomber elle monte, s'élève lentement mais aussi sûrement qu'une bulle rejoint la surface. L'apesanteur l'apaise. En cédant comme une migraine à un remède de cheval, son propre poids la soulage tant qu'elle est prête à subir toutes les conséquences éventuellement fâcheuses de cette libération ? par exemple à flotter au gré d'un courant d'air. À travers ses paupières elle voit le lit se rétracter dans un trapèze. Quand le trapèze rétrécit, elle y distingue une ombre à droite. N'est-ce pas sa propre silhouette crucifiée à l'horizontale ? Il faudra revenir la chercher, pense-t-elle, Peter Pan même n'a pu abandonner la sienne. En attendant elle s'amuse, plaquée au plafond, de l'allure de sa chambre en plongée verticale ? on dirait une table mise. Mais le plafond ne lui résiste pas, Daniela maintenant s'y fond et se reforme par-dessus. Son dos gaufre le plancher du voisin, elle s'en détache telle une goutte qui tomberait à l'envers. Puis elle poursuit son ascension de montgolfière, d'étage en étage, sans pause jusqu'au toit, si vite qu'elle sent des turbulences dans ses cheveux et des courants entre ses cuisses. Je passe les murailles, pense-t-elle sans se troubler plus que cela, ? eh bien, profitons-en pour prendre l'air.

Quand le bâtiment A la crache du douzième étage après sa traversée de chambres noires où ne résonnent que des ronflements, la température extérieure la saisit. Les douze appartements superposés, même ceux des étages inférieurs, sont bien visibles en transparence, de même que les douze voisins de gauche et ceux de droite, comme autant de dessins sur verre. De l'ensemble du bâtiment il ne subsiste qu'une cage frêle, une structure filaire. La tentation est grande d'espionner les voisins, d'aller sonder la source de leurs bruits. Mais ce que lui présente à cette heure-ci le théâtre du 55 bis manque un peu d'intérêt dramatique : tout le monde, à part un bébé qui s'abstient obligeamment de pleurer, y dort à poings fermés. Le nez sur le gravier translucide, comme fait de bris de verre polis, qui recouvre la toiture, elle est d'abord fascinée par la forme de l'immeuble, dont elle voit qu'elle n'avait, au bout de deux années de fréquentation quotidienne, aucune idée précise. Il est vrai que l'ensemble, qui regroupe à une même adresse, depuis les années soixante-dix, cinq ou six corps de bâtiments, trace au sol un dédale. De vastes vestibules mal éclairés en enfilade, interchangeables, de l'escalier A à l'escalier E ou F — elle-même ne s'est jamais aventurée au-delà du B. Ils recombinent trois ou quatre éléments sans parvenir à les rendre hospitaliers :
une face en miroir
une autre en boîtes aux lettres
un guichet pour chacun des concierges fantômes dont le nombre a été réduit par le syndic à un
le banc bois et ciment où nul ne s'est jamais assis.

De l'un à l'autre hall passe une allée semi couverte donnant d'un côté sur le mur d'un parking à étages, de l'autre sur une espèce de vivarium, de variation vitrée sur le thème du jardin d'hiver, où enflent des plantes mutantes vivant d'eaux usées et de lumière électrique. Vue du dessus, cette structure devient simple, presque belle. Elle forme un z penché en arrière sur la rue, ou un éclair. Même les méandres des allées se joignent en une courbe élégante.

Daniela n'est pas entraînée au vol yogique ; elle n'a pas la foi qui transporte. Pourtant son ascension se poursuit aisément, dénuée de tout effroi. Le froid même lui est agréable, et la caresse du vent, plus vigoureuse dans ces hauteurs. La transparence des murs l'émerveille moins que leur perméabilité. À cette heure-ci, faute d'éclairage intérieur, c'est un miracle vain. Son regard est plutôt attiré au dehors par les voies qui scintillent entre les blocs de nuit où ronflent ses semblables, segments de droites lancées dans toutes les directions en doubles lignes pointillées de réverbères. L'absence de voitures mobiles dans le voisinage donne aux rues l'air d'attendre quelque chose. De ce point de vue nouveau pour elle, elles ressemblent à des pistes d'atterrissage et lui donnent du fil à retordre. C'est mon quartier, pense-t-elle, je ne devrais avoir aucun mal à les identifier. Mais à trente mètres en l'air, à plat ventre, bras et jambes écartés pour singer le parachutiste en chute libre, elle se trouve en face d'une carte dont elle ignore l'orientation.

Les seuls intérieurs visibles sont des halls, des cages d'escaliers, des parkings, quelques vastes vides volumes illuminés, plus fantomatiques en cela que les endroits obscurs. Elle n'en reconnaît pas un seul. Elle remarque, droit devant, un W de toits métalliques vert-de-gris entre les branches duquel sont plantées des boulettes de mousse : non sans mal, elle devine l'hôpital Rothschild. Sa tête serait donc au nord-est ? Elle baisse les yeux et vérifie que la rue de Pics la traverse à hauteur de nombril. Elle se souvient alors que la succession des immeubles sur le trottoir d'en face obéit à une logique simple : de l'hôpital on passe au cimetière de Picpus, éventuellement à la paroisse de Picpus. C'est bien ce qu'elle observe. Il devient maintenant possible de situer les lieux familiers — boulangerie, marché, café, poste — voire les trajets quotidiens entre ces endroits. Daniela se concentre pour profiter de la vue avant de prendre encore de l'altitude ; pas un instant elle ne s'inquiète de la suite. Assez vite elle retrace trois ou quatre parcours, essaie de s'en rappeler d'autres.

Mais non, elle doit se rendre à l'évidence qu'il n'y en a pas d'autre, et guère plus de six ou sept pôles entre lesquels circuler. Deux d'entre eux coupent le fil — l'arrêt du 64, la bouche du métro Picpus (Courteline) — pour le faire rejaillir au loin. Mais la forme du trait, qui dévale chacune des rues voisines pour revenir au 55 bis, lui paraît terriblement simple. On dirait une étoile de mer, une pieuvre ou une main. Elle a vite fait le tour.

Le tour de quoi, exactement ? Mais de sa vie réelle, physique, de sa présence dans le monde. Elle se voit trottinant pour aller faire une course : une boule de cheveux noirs où mains et pieds seraient directement plantés, une perruque céphalopode. Le décor est très sombre, mais de jour il est gris — est-ce tellement préférable ? —, de cette teinte bleutée que la pierre, l'asphalte, l'air même ont pris peu à peu dans tout le quartier au contact de son spleen. Elle tente encore sa chance au jeu vidéo dont la vue aérienne du quartier lui fournit le décor, et feint de lancer dans les rues son avatar pour voir quels choix s'offrent à lui. Quelle déception. Comme elle aura tourné en rond. Comme elle aura peu exploré, en deux années, son voisinage.

Elle se console en jouissant du recul inouï, inespéré qu'elle est en train de prendre. Elle respire largement l'air frais, se sent parfaitement alerte. La stabilité de son vol semble assuré par un mécanisme insensible ; ses propres réflexes l'impressionnent. Pour la toute première fois, autant qu'elle se souvienne, elle se découvre capable d'embrasser l'ensemble de sa vie d'un regard lucide. Mais une honte l'atteint encore, la honte, vitale et non morale, d'avoir été — pour dès demain redevenir — cette créature à petits bras et petits pieds qui creuse jour après jour le même petit sillon stérile et ne s'aventure guère au-delà de trois pâtés de maisons. Elle a bien songé à changer de coin, mais elle sait d'expérience que le rétrécissement du monde s'opère partout.

Non ; c'est de voir plus large, de prendre de la hauteur qui est urgent, d'autant que la ville a maintenant jeté aux confins du monde visible son filet de guirlandes orange. Des boules y sont suspendues : devant elle une petite et sombre qui doit être le square Courteline, à sa droite une plus large et brillante où se croisent le boulevard de Reuilly et l'avenue Daumesnil. Quand elle relève la tête, une étoile de forte magnitude, à sa gauche, l'éblouit : la place de la Nation, dont elle reconnaît la tête ceinte de trois diadèmes concentriques. Elle retourne à droite le menton, et c'est maintenant une ceinture double, interminable, qui souligne son horizon. Il ne peut s'agir que du boulevard extérieur et du périphérique, quoiqu'elle ait un peu de mal à croire qu'une si courte distance les sépare de chez elle, de cette barre zigzaguée qu'elle aperçoit encore, à la verticale de son corps, comme un z italique dans une référence notée au bas d'une page. Vers le haut et le nord, au loin, les vapeurs des deux cheminées à fanaux rouges de l'incinérateur d'ordures évoquent un port marchand. Le souffle assourdissant, à une centaine de mètres du sol, a pour effet de reporter sur le regard l'attention qu'elle place d'habitude dans l'oreille. Pas un nuage pour une fois : la Terre est dégagée. Les contours sont parfaitement nets.

Elle se repère sans peine dans le panorama du sud-est de Paris en y superposant les lignes mentales du métro. Le spectacle, à cette altitude alarmante, n'est guère plus instructif qu'une carte routière. C'est vers sa marge au sud qu'elle penche la tête, où elle n'est jamais parvenue à se repérer. Voici la porte de Charenton et, plus près qu'elle ne l'aurait cru, séparé d'elle par une mosaïque oblongue de pâtés de maisons, les voies ferrées qui s'enchevêtrent aux abords de la gare de Lyon. À droite, une croix blanche tient à bonne distance les arbres du Bois de Vincennes comme une cicatrice empêche la repousse des poils. Elle pointe vers une gélule vert clair. L'hippodrome veille encore, la pulsation de la lumière exagérée des projecteurs lui donne l'aspect d'un œil qui cligne. Y aurait-il un tiercé nocturne ? Daniela n'y distingue aucun animal. Le vent est devenu si fort qu'elle ne l'entend plus, et s'y fond.

Elle s'aperçoit qu'elle ne pourra bientôt plus suivre la reptation des voitures en pelotons clairsemés sur les axes. Son élévation désormais se compte en kilomètres, elle ne distingue bien que les grands corps couchés parallèles à la Seine, suturée par ses ponts comme une estafilade : la cosse fibreuse des rails, la croix blanche et la gélule verte, la flaque du lac Daumesnil où deux pieds de géants ont laissé leur empreinte dans la boue des îles de Bercy et Reuilly. Le corps de Daniela, couché en travers d'eux, a miraculeusement maintenu son orientation. Sur les Bois de Vincennes et de Saint-Mandé se hachure la vraie nuit. Dans le prolongement de son cou et de ses jambes, au nord et au sud de cette zone d'obscurité velue, la bedaine de Paris et les bourrelets de ses banlieues, poussant en sens inverse, donnent l'illusion d'un équilibre, mais la ceinture du périphérique, sous cette pression partout visible, peut lâcher d'un instant à l'autre. Elle place une main entre ses yeux et son quartier, qu'elle étreint en pliant les doigts. Elle a la sensation gênante d'avoir le Grand Paris couché sous elle, comme un amant trop corpulent pour la posture du missionnaire. Quoiqu'ils se touchent moins que jamais, elle en éprouve un plaisir physique souverain.

Mais l'étreinte ne dure pas. Daniela s'éloigne, elle s'éloigne, elle monte sans pause comme fumée, monte et ne trouve plus grand-chose à examiner hormis la courbure de l'horizon. Celle-ci s'accentue lentement, Daniela monte, l'étoffe urbaine se bombe sur la Terre qui se révèle ronde, Daniela s'en doutait un peu, elle monte, elle monte vers quoi ? La température de la stratosphère la dégrise, et un début d'ennui quand l'agglomération se rabougrit comme une croûte qui tend la surface autour de la veine du fleuve, au centre d'un réseau d'artères. L'aspirateur cosmique gagne en puissance.

Le tissu se déchire en haut à gauche, en bas à droite. Elle reconnaît les côtes atlantique et méditerranéenne. Puis on tire le tapis sous elle vers le nord jusqu'à lui mettre sous le nez le point où se frôlent le tesson de l'Espagne et celui du Maroc. Elle a souvent rêvé d'Algérisas et de Tanger, du détroit de Gibraltar, charmée par le dessin de deux continents qui s'embrassent du bout des lèvres entre deux abîmes bleus. Elle n'en demandait pas tant, mais profite de l'absence de nuages pour s'attarder sur cette vue imprenable. Cependant elle garde la tête froide, aidée en cela par l'air de la stratosphère. À moins qu'il s'agisse déjà de la mésosphère ? Elle se souvient bien, en tout cas, qu'à une certaine hauteur, qu'elle n'est sans doute pas loin d'atteindre, elle échangera le risque de retomber contre celui d'être mise en orbite. N'est-ce pas déjà commencé, avec la glissade de l'Europe ? Or en orbite on reste, et l'idée lui déplaît. Une autre alors lui vient pour la première fois depuis le décollage : regarder au-dessus.