Des bruits dans la nuit

KIWI, roman feuilleton de Pierre Alferi

Épisode 4 - Des bruits dans la nuit

Résumé de ce qui précède :
Daniela Tripp file un mauvais coton. « J'ai si peu à dire, dit-elle, et nul ne m'écoute ! ».

Au moins l'inverse n'est-il pas vrai : elle songe qu'elle entend une foule de choses. C'est qu'en fredonnant elle a tout de même un peu relâché les muscles de ses membres, de son dos, de sa nuque, et ne sent plus guère que son poids sur le matelas. Le recto de son corps, dont le drap léger ne couvre qu'un pied, n'a plus de limite tangible. Alors son âme, flasque après sa rituelle autoflagellation, devient docile, ductile, labile. Elle s'épanche sans risque jusqu'aux confins d'une pièce dont elle connaît le moindre centimètre carré. Depuis ses quatre coins, comme un édredon enfourné dans sa taie, elle retapisse les murs, le sol, le plafond. Et voilà qu'elle emplit tout le cube — une Daniela diffuse mais aussi présente partout que l'air qu'elle expire. Sur les murs elle adhère à la façon d'une ventouse, puis elle vibre à la façon d'une membrane et bientôt amplifie à la façon d'un stéthoscope. Elle tend l'oreille en espérant que, faute d'une attention exclusive, la pensée triste qui la tient éveillée cessera son moulinage.
Pour bien tendre l'oreille il faut être impassible, or Daniela s'est stabilisée depuis quelques minutes à peine, voire une poignée de secondes élastiques. Délivrée du toucher, coupable de lui infliger sans cesse les sensations pesantes et archiconnues de son corps — la pression, la fatigue — elle peut s'approcher sans bouger, avec la légèreté d'une espionne chaussée de ballerines, du mur que traversent des voix. Il lui suffit de diriger par là son écoute, sans tourner la tête ni même interrompre sa rêvasserie, pour reconnaître la scène de ménage quotidienne de ses voisins les plus sonores. Le deux-pièces semble curieusement moins bien isolé de leur côté que d'autres, quoique le leur donne sur un deuxième escalier, dans le bâtiment B, et qu'ils soient en principe séparés par un mur porteur. l'explication doit résider dans l'organe que possède le vieux mâle de ce couple. On n'entend que lui, à vrai dire, et pourtant Daniela a fini par comprendre que celui qui crie le plus fort n'est jamais celui qui l'emporte. Le scénario de la scène lui est maintenant si connu qu'elle ne s'y arrête pas.
Elle pointe l'oreille radar vers le haut et l'arrière, c'est-à-dire le plafond de son salon-cuisine-bureau, qu'elle n'atteint pas sans passer une muraille, mais d'où parviennent des bruits chaque soir. Il se trouve que ces bruits sont exclusivement aquatiques. Un premier petit plouf annonce le début d'un ballet nautique, suivi de tapes sur l'eau vigoureuses — on entend presque l'éclaboussure — et de crissements très sourds comme dans un sous-marin. Ce préambule doit beaucoup plaire, car il est toujours répété une fois à l'identique. Après une transition plutôt douce de déversements — vidange et remplissage d'une autre pièce d'eau — vient la secousse tellurique. Un corps énorme fait la bombe, puis ses membres viennent cogner un à un le fond de la cuve, qui fait tout trembler autour d'elle comme une cloche — un bourdon. Les ablutions de ce colosse provoquent tourbillons, vagues, formidable frottement de plaques étouffé. d'une source proche naît une cascade, qui se tarit, mais un nouveau torrent déferle, sa chute de moins en moins bruyante indique que la cuve se remplit pour un autre numéro. Un second adulte, à peine moins lourd, reproduit alors tous les gestes du premier, et jusqu'au couinement de ses fesses, comme pour s'assurer qu'on a bien mémorisé la première danse.
Daniela ressent en écho la caresse récente de son propre bain chaud. Les autres doivent en être maintenant à la dernière étape de leur bataille navale, car il est tard. On entend clapoter une masse, mais qui ne s'agite plus guère. Elle n'a jamais croisé ses voisins du dessus à droite, et miraculeusement n'a jamais été inondée. De tous ces indices concordants elle a déduit que les murs de cet appartement ont été renforcés pour changer ses pièces en piscines, et qu'il est occupé actuellement par un couple d'otaries joueuses, peut-être en attente d'un départ en tournée avec un cirque, ou en congé maternité, puisqu'elles sont les parentes d'une petite otarie si vive qu'elle semble en valoir deux de son âge. Cette énigme sonore était la plus facile. Daniela s'est souvenue de la maxime de Sherlock Holmes — une fois toutes les autres hypothèses écartées, celle qui paraissait la plus folle doit être adoptée sans réserve —, dont elle retient surtout la seconde partie.
Directement au-dessus d'elle, rien à signaler. l'inconnu qui vit là ne fait qu'entrer et sortir, tard et tôt. Entrer ou sortir ? Impossible à dire, il est si peu bruyant que sa présence, quand elle se trahit par un pas ou par l'ouverture d'un tiroir, prend Daniela au dépourvu. Plusieurs jours s'étant écoulés sans un bruit dans l'appartement, il lui est arrivé de croire que quelqu'un se contentait de venir ouvrir et refermer la porte matin et soir, sans se donner la peine d'entrer. Vérifie-t-il, depuis le seuil, que tout est bien comme il l'a laissé ? Craint-il que la clé ne se grippe ? Pour qui, cette ponctualité ? En ce moment même elle ne saurait dire s'il est là. Il lui semble discerner le frôlement, plutôt le souffle que produirait le talon d'une semelle de mousse en s'écrasant sur une moquette. Elle en vient à souhaiter qu'il tousse.
d'un autre côté — en haut à droite —, rien ne vaut le silence là où les sons trahissent le malheur ordinaire. Le bruit que produit quelquefois l'autre homme seul du dessus met Daniela si mal à l'aise qu'elle évite d'y penser. Elle l'évoque au passage seulement pour se réjouir de n'y avoir pas droit ce soir. Il a joué un rôle crucial dans son vœu de silence, peu après son installation, quand elle a résolu d'offrir à ses voisins le moins possible de prise sonore sur son intimité. Il l'a confirmée dans l'idée que l'espèce humaine n'est pas faite pour la vie sédentaire, et encore moins pour l'entassement. Ce bruit, chaque fois le même, le voisin ne le produit pas lui-même. Il le déclenche en allumant sa télé, probablement sur une chaîne du câble : si c'était un lecteur de films, pourquoi ne fonctionnerait-il que dans une certaine tranche horaire — en fin de programme ? Il s'agit d'une série, ininterrompue pendant cinq à dix minutes, parfois accompagnée d'une musique dansante, de « ah » et de « oui ». Daniela compte une moyenne de trois « ah » pour un « oui », lequel est toujours appuyé, parfois redoublé. Ce qui donne soit :
ah ah ah oui ! ah ah ah ah oui ! ah ah oui ! ah oui ! ah ah ah ah
soit :
oui ! ah ah ah ah ah oui oui ! ah ah ah ah ah ah ah oui ! ah oui oui !
Comme aucun jeune couple n'a emménagé au-dessus d'elle pour y passer sa lune de miel, la scène qu'elle est forcée d'imaginer l'afflige. Et le son la lui montre avec une telle vivacité que, dix secondes après que les « ah » et les « oui » se sont tus sur un coup de pouce du vieux célibataire, elle croit distinguer le froissement du mouchoir en papier chargé de transporter jusqu'au siphon des chiottes le fruit de ses entrailles. Elle y voit un reflet peu flatteur de son propre isolement, et la prophétie accomplie d'un chanteur punk : pour l'infortuné, l'amour se résume réellement à trente secondes de gargouillis. qu'il soit remercié, ce soir, de faire dodo sans avoir bu son biberon porno.
Le son qu'elle cherche est autrement énigmatique. Son oreille louvoie entre les plus proches pour l'atteindre. Il naît quelque part en haut à gauche, du côté du palier d'un étage supérieur. Mais sa provenance reste illocalisabe — d'une nuit à l'autre Daniela la situe plus ou moins près, plus ou moins bas. Un son faible, très faible, mais si caractéristique, si exactement répété, qu'il est impossible à une insomniaque de ne pas le relever. Il a aussi la chance d'avoir très peu de concurrents, car à son heure l'immeuble s'est en général abîmé corps et biens dans le silence qui baigne les rues adjacentes. Daniela ne bouge pas un cil. Incrustée dans le matelas, elle ne pèse plus. Elle expose au plafond son dos, poings levés, chevilles écartées, comme attachés à une roue qui pourrait tourner jusqu'à s'élever dans la pièce. Par son horloge interne, où tient lieu de pendule la pulsation d'une veine qui vient tambouriner à la porte de son oreille pressée entre crâne et coussin, elle sent que l'heure du dernier son approche, et, juste derrière elle, celle du bonheur. Cette heure elle ne la lira pas sur le cadran, puisque c'est la treizième : le moment, à pas d'heure, bien après celui où elle essaie de s'endormir, où elle s'endort pour de bon. Son corps a pris contre son gré l'habitude d'attendre un signal, mélodieux sans doute, mais qui arrive pianissimo tardissimo.
C'est un choc sec, assez net pour que le bois sonne, immédiatement suivi d'une vingtaine de répliques de plus en plus faibles et rapprochées. Moins d'une seconde après la première rafale, une deuxième, une troisième, jusqu'à trente ou quarante, forment un canon. On jurerait assister à l'égrenage d'un collier dont le fil a rompu. À la rigueur on pourrait obtenir ce bruit, dans une version moins cristalline, en vidant un roulement à billes d'une bonne hauteur sur un parquet. Mais, dans une hypothèse comme dans l'autre, il s'agirait d'un accident ou d'un coup d'éclat, d'un événement qui n'a en tout cas aucune raison de se reproduire à une heure précise. Daniela entend quelquefois le r roulé d'une bille après son dernier rebond. Il faut bien que ces petites choses, quelles qu'elles soient, se dispersent après avoir aussi vivement heurté le sol ; et il faudra bien que quelqu'un les ramasse. Quel intérêt quiconque pourrait avoir à recouper le soir le collier dont il a le matin cueilli et enfilé les perles ? Le canal de ce son débouche sur des visions d'angoisse, des histoires de folie, de compulsion, d'infirmité. Daniela se figure souvent une vieille fille atteinte de démence sénile qui chaque nuit rejouerait la rupture de ses fiançailles.
Heureusement, c'est aussi l'heure où elle commence à moins soliloquer, à moins chercher d'histoires, à moins questionner ses voisins sans visage. Du moment où elle a laissé la nuit lui emplir les oreilles, elle n'a plus senti le besoin du moindre mouvement. Elle ne fait plus l'effort de remonter les sons jusqu'à une image de leur source, et se contente, tant que son vague projet de s'offrir au premier venu parle encore près du micro, d'écouter les bruits de fond s'éteindre. l'arrière de sa conscience guette juste le dernier d'entre eux, ce son unique, alliage de métal et d'eau. Elle flotte, dans une passivité toujours plus consentie, telle un cosmonaute en orbite retenu par un fil de cerf-volant. Le jingle arpégé qu'elle attend, une fois coupé le fil du collier de perles quotidien, l'encouragerait fort à tirer sur celui, aussi mince, qui la retient dans le monde de la veille. Mais le bruit ne veut pas venir — toujours pas de signal. s'il doit venir d'un ruissellement, le robinet de la clepsydre ou du goutte-à-goutte mercuriel s'est bloqué. s'il doit venir d'un fil coupé, la Parque du parquet s'est figée, ciseaux en l'air.
— Essayer un site de rencontres ?
les journaux vantent leur succès
mais rédiger l'annonce méticuleusement
éviter au candidat toute mauvaise surprise
je ne m'en remettrais pas
j'ai vingt-six ans
là photo
en pied
n'en ai pas
dans un studio ?
hors de question
la faire moi-même ?
pas d'appareil
ne pas s'arrêter au premier obstacle
comme on le voit sur photo jointe
je me vêts sans marque apparente
bijoux ni mascara
décline le soutien-gorge tant que mes seins tiennent bon

glissons du physique au moral
cette expression butée timide
sur photo jointe

indispensable j'en ai peur
me vient de maman
d'ascendance gitane

non ça fait genre
d'elle aussi mes sympathies anares et gothes
oiseux
mais je précise
dessous aucun tatouage aucun piercing
de peur qu'ils soient interprétés
comme un consentement à la servitude
des marques de propriété attendant qu'on la revendique

ça non plus non sûrement pas
même si c'est vrai
le monde est plein de gens qui gueulent
ma vie domestique est
assez réduite

soyons concrète
mon frigidaire
contient en ce moment
si je me souviens bien
une plaquette de beurre
un bocal de cornichons
chez le fromager par exemple
je me rabats sur le comté
mon régime est
sec
d'écureuil
hiver graines fruits déshydratés
printemps légumineuses et tubercules
été fruits frais
jusqu'aux agrumes de l'automne

bonjour la rabat-joie
je n'ai jamais fait vœu d'ascétisme attention
ne manque pas de m'offrir
un gueuleton quand l'envie m'en prend
ni de boire comme un trou
une ou deux fois par semaine
j'aime le plaisir le sucre
mon luxe est de me passer tout
en me passant de tout ce dont je n'ai pas besoin
ainsi je ne me sens
jamais coupable

mensonge
j'adore faire l'amour
ça fait pute
mon ameublement ?
monacal

non
très fonctionnel je trouve
quoi d'autre ?
mes grands souvenirs
mon père jeune homme en 1989
noël 2003 aux urgences
plus près de nous l'anniversaire de mes vingt-cinq ans
seule au lavomatic

ça ira
mon métier
secondaire pour moi
sans prestige pour vous
je fais souvent un rêve
où je vis de la chasse et de la cueillette
l'action doit se situer au paléolithique
ah j'oubliais
très bricoleuse
toujours une réparation en cours

vantarde
mes défauts je dirais plaintive et nonchalante
têtue imprévoyante
dois à la vérité de dire que je suis également
hypersensible au bruit
avis au voisinage
d'où insomnie chronique
mon sens le plus aigu de loin
oui c'est l'ouïe
avec un autre
que je tais

allumeuse
parfois je me dis sourde
pour écouter autre chose
à travers la grille des mots

trop long trop long
mille fois trop long impubliable
non
impostable
imposture
on paye au signe ?
que je suis bête
sur Internet ce sont des
des genres de qcm
tant mieux
oui oui non oui bingo
en avant sur facebook and co
oui je suis un produit je veux
je veux ce que je vaux
produit de mes propriétés
de mon capital charme
oui je suis une marchandise
cherchant preneur entreprenant
pas d'amateur mateur ?
mon prix va te tuer
tuer la concurrence

des qcm
oui c'est parfait
sinon trop de ces phrases en je
je suis j'aime j'ai je sais
allez finissons-en avec l'autofriction
l'otoportrait
puisque je ne le ferai jamais
plus brève l'annonce
meilleur l'effet
je me déplace à pieds
voilà qui peut suffire
dit tout
je circule en métro
en bus et vélo
célibataire et sans et sans
célibataire et sans enfants
je ne suis parvenue à rien
n'en suis pas revenue
parvenue au célibaterme
de ma solitude
m'avoue vaincue
vie m'a déçue
célibattue
je ne suis plus
qu'une célib
alternative
une passade
un mois sur deux
célibaterne
sébille à terre
cours bille en tête
au cimetière.