Aux sources de l'omniopathie

KIWI, roman feuilleton de Pierre Alferi

Épisode 23 - Aux sources de l'omniopathie

Résumé de ce qui précède :
Daniela espère bien comprendre, maintenant qu'elle est sa bru, la méthode du docteur Sénart, son voisin de l'escalier B.

— Binz est mort.

Madame Sénart a lâché cela en s'asseyant, le menton promptement placé dans l'angle maternel, au début d'un repas où se reflétait une série déjà conséquente de dimanches identiques. Le docteur s'est décomposé sous les yeux en alerte de Max, qui les tourne vers sa mère pleins de reproche.

— Binz ?
mort ?
MADAME S.— Mort.
LE DOCTEUR — Binz !
(Il a repris pied. Il aspire bruyamment, comme réchappé de la noyade.)
je savais qu'il était malade
pourquoi on m'a pas prévenu directement ?
MADAME S. — Je viens juste de raccrocher
sa femme de Kyoto.
DANIELA — Je suis désolée
vous le connaissiez depuis longtemps ?
MAX — Ç'a été le maître de papa
Binz Kitaro
père japonais mère suisse allemande
très connu chez les neurologues
il a dirigé vingt-cinq ans une clinique dans l'Appenzel
papa lui rendait visite
avant sa retraite au Japon.
MADAME S. — C'est le contraire
mère japonaise père suisse
Kitaro c'était son prénom.
MAX — Oui enfin bon
spécialité schizophrénie
dépersonnalisation
section encéphalographie
option épilepsie
n'est-ce pas maman
que papa est parti quand je suis né
pour faire un stage d'un an et demi avec Binz
en Suisse ?
MADAME S. — Je suis pas prête de l'oublier
à Brig
entre Visp et Stig
ils écoutaient de la musique toute la journée dans les alpages
pendant que moi je te torchais
ici même
sur cette table.
(Daniela voit que le docteur s'éveille de son flash-back à l'expression de colère qui lui creuse les joues.)
LE DOCTEUR — On se moque toujours des inventeurs
c'était une formation très dure
croyez-moi
très sérieuse
je n'ai jamais atteint une telle concentration
ni avant ni depuis
il m'a emmené à la recherche du point de départ
là où jaillit la source.
DANIELA — La source ?
LE DOCTEUR — De la schizophrénie voyons
oui Binz m'a fait ce grand honneur
nous étions des pionniers.
DANIELA — Ça a l'air passionnant
et vous écoutiez de la musique ?
LE DOCTEUR — L'expérience décisive
nous devions la faire sur nous-mêmes
Kitaro-San comme je l'appelais en était aux balbutiements
au pressentiment de ce qui est devenu
sa découverte la plus célèbre
l'intervalle noétique ça vous dit quelque chose ?
DANIELA — Rien.
LA DOCTEUR — L'apport majeur de l'école helvéto-nippone ?
DANIELA — Désolée.
LE DOCTEUR — Évidemment
pourtant ça ne vous ferait pas de mal à vous
la musique n'était qu'un moyen parmi d'autres
un moyen simple et direct de mettre le doigt dessus
Bach et surtout Beethove.
MAX — On dit Beethoveune papa
d'ailleurs maman prétend que vous écoutiez les silences
sur un radio-cassette à piles
toute la journée en altitude
et que tu as refusé de l'emmener.
LE DOCTEUR — Impossible
avec elle c'était avec toi
tu avais trois mois imagine
question silence tu te posais là
(Il revient à sa bru.)
mon fils n'a jamais voulu comprendre mon métier
mon art si vous me passez l'expression
pourtant je suis sûr que même vous
qui n'avez pas été nourrie au sein par une
infirmière psychiatrique
vous verriez
vous sauriez de quoi il s'agit.
DANIELA — Je brûle d'essayer en tout cas
alors vous écoutiez le silence
derrière la musique
c'est ça ?
LE DOCTEUR — DANS la musique
entre les sons
il y a heureusement beaucoup d'intervalles silencieux
dans la musique comme dans la vie
et même quand nous parlons
des instants bienheureux de neutralité
de mise en veille du sens
de l'expression
il y en a beaucoup des silences
je veux dire de variétés différentes
le tout c'est de les reconnaître
Kitaro-San avait développé un vrai don
un don de double écoute comme on dit double vue
on n'en verra pas de semblable avant plusieurs générations
même moi qui l'ai suivi de près
je ne lui arrive pas à la cheville.
MAX — Une sacrée paire de mélomanes
et tu préférais les silences de Bach
ou les silences de ton « Beethove » ?
LE DOCTEUR — Vous écoutez beaucoup de musique ?
DANIELA — Des chansons en anglais.
LE DOCTEUR— Ah oui c'est vrai dommage
du sens partout rien que du sens
alors imaginez-vous absorbée par de la musique
de la musique instrumentale
classique de préférence
ou indienne ou chinoise mais classique
le mieux ce serait l'un des derniers quatuors
ou alors les Variations Diabelli
donc vous écoutez
bon
il faut vous oublier pour suivre
pour être chacune des notes
pour adhérer à leur logique
enchaînement empilement
vous vous étirez en hauteur en largeur
harmonie mélodie
d'accord ?
maintenant imaginez qu'il y ait un silence
un silence où il n'y ait rien
pourtant dans ce silence vous êtes là
non ?
et même bien là
vous aviez l'impression d'écrire vous-même la partition
donc vous êtes là et Bach est là
rien d'autre.
MAX – Beethoven papa
Diabelli c'est Beethoven.
LE DOCTEUR — Ce serait Schönberg ce serait pareil
donc
sur ce fond de néant audible
vous vous détachez
comme le premier objet du monde
vide il se tait encore
vous comme lui
deux rats saisis par la lumière qu'on allume
muets immobiles
vous et lui
vous anonyme en tant que lui.
(Un mouvement d'inspiration accompagné d'une contraction spasmodique des muscles du gosier ouvre la bouche de madame S.)
LE DOCTEUR — Je vous ennuie ?
DANIELA — Au contraire
mais n'essayez pas de m'hypnotiser
je veux savoir la fin
et les recherches de Binz alors ?
et l'intervalle en tique ?
LE DOCTEUR — Eh bien c'est ça
ce premier objet égal soi
cette idée de soi vide
qu'on touche dans un silence
dans un intervalle
au contact d'un autre
c'est justement ça qui leur manque
aux fous
aux vrais aux schizophrènes
c'est ce qu'ils ont perdu.
(Daniela voit s'entrebâiller la porte qui mène au savoir du docteur, c'est-à-dire à son cabinet.)
DANIELA — Je suppose que les théories de Binz
sont à la base de l'omniopathie ?
LA DOCTEUR — Ses théories ? à la base ?
non pas du tout
je n'ai jamais été son disciple
et puis l'omniopathie ce n'est qu'un savoir-faire
pas un gramme de théorie là-dedans.
MADAME S. — Trois ans après le stage à Brig
Binz a viré sa cuti
il est entré en religion
une vraie calamité.
LE DOCTEUR — Disons qu'il s'est éloigné des vallées paternelles
pour se rapprocher des jardins de mousse maternels.
MAX — En fait il a épousé une jolie jeune fille,
de la bonne société de Kobé
une ex-patiente
officiellement guérie
trente-cinq ans de moins que lui.
LE DOCTEUR — Ça n'a surpris que ceux qui le connaissaient mal
c'était un petit homme vigoureux
une heure d'aïkido par jour
je l'avais mis en garde il en faisait trop pour son âge
comme par hasard c'est au genou que ça l'a pris.
MADAME S. — Le cancer
il paraît que depuis qu'il s'est déclaré
sa femme ne quitte plus son obi et ses gata-gata
au téléphone elle a une voix de plus en plus aiguë et faible
on dit qu'elle le soigne et le sert jour et nuit
costumée en geisha
enfin je devrais parler au passé.
LE DOCTEUR — On lui a prêté tant de frasques
je ne sais pas
le fait est qu'on s'est vus de moins en moins
les religions sont pleines d'idées intéressantes remarquez
mais le rituel l'ascèse la règle
le folklore l'uniforme je ne peux pas
et puis politiquement c'est louche
jamais compris son faible pour Calvin et Hirohito
tellement de choses
il y a tellement de choses dont nous n'avons pas pu parler
tellement de choses dont je ne pourrai plus parler
à personne.

Le piétinement de la conversation sur Binz désole Daniela. Elle espère encore ouvrir un judas sur ce qui se passe à côté. Bien sûr, du côté de la chambre – où qu'elle se soit déplacée –, une indiscrétion serait fatale, il y va de la paix de sa nouvelle famille. Mais du côté du cabinet, pourquoi tant de mystère ? Sénart craindrait-il d'être dénoncé à l'Ordre des Médecins ?

DANIELA — Vous dites que ces recherches fascinantes
ne vous servent à rien avec vos patients ?
LE DOCTEUR — Oh que si elles me servent
tous les jours
elles et d'autres
des théories j'en ai tout un stock au cas où
elle me reviennent souvent en mémoire
parce que ce sont de belles images
des images sommaires
adaptables
j'en prends une
je la file comme une métaphore
ça aide
quand elle ne marche plus j'en prends une autre
il faut bien se rafraîchir les yeux
les théories psychologiques ça fait des étincelles
par éclair ça redonne du lustre à la réalité
voire un éclat adamantin
je ne suis pas contre
mais un éclair c'est bref
et la réalité à laquelle j'ai affaire
c'est la psyché
votre âme humaine ma chère
une chose qui change à chaque instant
qui défiera toujours la science.

Les brèches ouvertes dans la conversation, même quand Daniela y découvre des fragments qui l'intéressent, la mettent sur autant de fausses pistes. Elle tend l'oreille à tout ce qui pourrait répondre à la question cent fois posée quand elle écoutait leurs disputes : quel penchant, quel accident psychologique ou professionnel les a envoyés dans l'enfer conjugal ? Quelle force les y maintient, maintenant que leur fils est adulte ? Or, ce qu'elle veut entendre est contourné par leur parole aussi élégamment qu'une île par un fleuve. Elle finit par ne plus en attendre de révélation.