Ce que faisait Maxime

KIWI, roman feuilleton de Pierre Alferi

Épisode 28 - Ce que faisait Maxime

Résumé de ce qui précède :
Lors d'une réunion impromptue chez Daniela, un adolescent crache le sang.


Cependant les autres affluent, s'agitent, s'interrogent, madame Gougeaire en tête, qui s'accroupit au chevet de la victime. Apaisés en comparaison apparaissent les trois inondés – le fils Gougeaire de sang, le Suisse et Grœthe d'alcool et de sucs digestifs ; ils ne manifestent plus ni douleur ni angoisse.

— Mon fils
qu'est-ce que vous lui avez fait ?
qui est la brute qui a osé ?
vous n'avez pas compris qu'il est fragile ?
qu'il est inoffensif ?
même quand il parle à tort et à travers ?
parle mon chéri.

Il fait non de la tête, les yeux las, gargouille un peu plus faiblement. Lève la main droite, montre un sachet, sa mère le prend, elle l'ouvre, il est rempli de poudre blanche. Le regard de madame Gougeaire trouve celui de Daniela, qu'elle fusille. Celle-ci écarte les mains en signe d'incompréhension, puis tend la droite, prend le sachet, se penche sur lui, médite.

— De l'engrais
c'est mon engrais à boutures
j'appelle le centre anti-poison.
— Non non non non non
ça va déjà mieux il respire
vous ne saviez pas que c'était dangereux ?
vous laissez des produits chimiques comme ça sans étiquette ?
quand vous recevez des gens qui ne vous connaissent pas ?

Daniela fait une moue de honte et d'impuissance.

— Il en a juste dans les narines
si si je sais ce que je dis
mais s'il avait tout avalé
vous imaginez ?

Daniela fait une moue d'impuissance et de honte.

— Les pompiers ça ira
tu verras mon chéri dans une heure on n'y pensera plus
on va juste faire un petit lavage d'estomac comme la dernière fois
et votre mari si prévenant quand tout allait bien ?
il pourrait pas venir nous aider un peu ?
où il est allé se planquer ?
— Je voudrais bien le savoir
il n'est nulle part.
— Nulle part nulle part
il y a au moins une heure qu'il est entré aux toilettes
et depuis personne n'y a eu droit.

Bourguignon confirme, il attend depuis une bonne heure. L'exaspération de Daniela glisse, drap sur marbre, et découvre un obscur pressentiment gravé. En trois grands pas elle est à la porte de la salle de bains, qu'elle tente d'ouvrir sans sommations. Elle relâche la poignée, appelle Max aussi fort qu'elle peut, ce qui fait taire tout le monde une dizaine de secondes. Puis madame Gougeaire pousse un cri déchirant du fond de la chambre et se met à parler à toute vitesse d'une voix de petite fille, les yeux levés vers un absent.

— C'est ça
c'est mon mari
une deuxième fois
j'y ai pensé
j'y ai pensé mais j'y ai pas cru
il a pas supporté
comme mon mari
non je ne veux pas
il s'est pendu.

L'émotion de la mère ranime le fils, qui retrouve l'usage de la parole.

— Désolé
j'étais si content
je voulais juste fêter d'avance
ma pendaison de crémaillère.

Daniela refait plus crispée sa séquence de gestes : secouer la poignée, secouer la porte, crier « Max », resecouer la porte. Le visage de la banquière, pâle comme un linge, s'est approché du sien.

— Il avait l'air de prendre si bien la chose
je ne comprends pas
nous n'avons jamais eu de
d'incident pareil
je vous jure.

Daniela transpire, baisse la tête. Bourguignon vient alors lui offrir sa musculature sous le regard caressant de madame Jurieux. Après un premier coup de boutoir qui lui fait très mal à l'épaule apparaît une tâche sombre au-dessus de sa cuisse droite. Daniela feint de ne pas la voir, elle joint à ses efforts les siens, la serrure enfin cède.

Au-delà de la porte enfoncée, tout est en ordre dans la salle de bains. Sur le couvercle des toilettes se trouve assis un homme muni d'un téléphone portable. Vêtements clairs, blondeur, pâleur, tout en lui tire sur le blanc. Réfrénant un premier élan, Daniela s'est figée à une distance respectable. Son mari repose les yeux une dernière fois sur le clavier de son portable, il y presse un dernier bouton.

— Qu'est-ce qui vous a pris ?
— Ça va ?
tu nous entendais pas ?
— Si si
mais je pouvais pas raccrocher.
— Même pour m'avertir ?
— Je t'attendais plus tard
ça pouvait pas attendre.
— Long coup de fil.
— Très long
et très urgent.

Max se lève calmement. Il prend Daniela par l'épaule pour la conduire hors de la salle de bains. Sur leur passage la tension baisse de façon tangible. Quand il frôle la banquière, il lâche son épouse le temps d'échanger à voix basse quelques phrases avec elle. Celle-ci approuve, s'adosse au coin du mur et annonce à la compagnie que l'heure est venue de lever le camp. Puis elle se dirige dans la chambre vers la dépouille de Martin Grœtte chiffonnée sur sa chaise, et lui propose doucement de le raccompagner. Remis debout, celui-ci recouvre du même coup sa dignité. Il s'y drape pour traverser à pas lents le couloir, sans un mot pour aucun des hôtes, sur lesquels il braque un regard d'un sérieux tout professionnel. Sortie impeccable, n'eût été le retard de sa collègue, interceptée par madame Gougeaire, qui tient à lui faire savoir qu'à la réflexion elle ne « sent » pas l'appartement. Ce temps mort oblige Grœtte à se retourner vers les autres dans l'encadrement de la porte palière qu'il a ouverte, et à se recomposer une attitude quand l'odeur qu'il dégage, dont il semble prendre conscience, met sa dignité à l'épreuve.

Dans la chambre Madame Gougeaire a soulevé son fils et lui tient fermement un bras sous lequel son cou large forme un coussin. Il a le menton sur la poitrine et les yeux baissés ; si la couleur de son visage était moins vive on croirait qu'il rougit de honte. Tout en exigeant du regard qu'on fasse place au blessé, sa mère bredouille qu'elle renonce aux pompiers, qu'il va déjà beaucoup mieux, qu'elle préfère lui faire parcourir les quelques mètres qui les séparent de chez eux et aviser en fonction de l'évolution de son état. Quand elle dépasse Grœtte à cloche-pied, son fardeau sur l'échine, celui-ci se fend d'un salut prévenant. Moins pressé de partir, Yves Bourguignon a repris langue avec madame Jurieux dans la cuisine. Les yeux fixés sur elle, il agite les mains pour chasser le basset, qui voudrait lui lécher la cuisse. Nouveau retard pour sa maîtresse. La banquière s'excuse, il l'excuse à voix basse et sans se retourner, elle insiste, et c'est un regard consterné qu'il finit par poser sur elle.

— Il a comment dire des tendances
OSSIE
coprophages
là je devrais dire urophiles
c'est son péché mignon
plus courant qu'on ne croit
chez les chiens
OSSIE ! j'espère
que vous ne nous tiendrez pas rigueur
enfin que dans votre papier
monsieur Bourguignon puis-je compter
OSSIE !!
sur votre discrétion ?

Il fait un grand oui du menton. Réveillé de son rêve de tête-à-tête, il se rajuste et cherche des yeux, au loin, quelque chose – son sac, dit-il, et sans autre forme de procès il abandonne madame Jurieux, qui du coup se redresse et part en chasse de son manteau.

Très vite Max et Daniela se retrouvent seuls dans un grand silence, dans un petit espace chaotique et puant, mais calme. Max respire profondément, s'adosse au mur. Daniela passe en revue les rebuts les plus proches – assiettes en carton cornées, flûtes en plastique jaunasse, taches de sang et de pisse, vomissures. Puis, posant un regard interrogatif sur Max, elle attend qu'il veuille bien lever les yeux vers elle.

C'est alors que surgit le Suisse, oublié dans la chambre. La pleine lumière du couloir met en relief les scories fermentées dont il est constellé de la tête aux pieds. Daniela compose pour lui une moue contrite, ce qui lui donne l'occasion d'entendre le son sa voix.

— Oh ce n'est pas si désagréable.

En ignorant Max, qui le lui rend bien, il se présente et il explique d'une voix onctueuse qu'il fait à Paris un voyage d'agrément, et qu'il a entendu parler des soirées de ce genre lors du vernissage d'une exposition à l'Espace Pinard.

— Ah je ne suis pas déçu
mais j'en viens au fait
ces vieux outils dans un coin de votre salon
de reliure non ?
si un jour par hasard
voici ma carte
pour mon chalet
s'il vous venait à l'idée de les vendre.

Quand elle a poliment refermé la porte sur lui, Daniela reprend conscience de la situation. Dans le couloir Max n'a pas bougé d'un cheveu, son apathie semble invincible.

— Tu te rends compte ?
à l'heure qu'il est ça doit être déjà conclu
pendant que tu te cachais aux chiottes
on nous a vendus
on nous a achetés.
— Pas vraiment
j'ai convaincu des relations
dans les chiottes comme tu dis
de surenchérir
ç'a pas été facile mais le rachat reste amical
on a évité le pire.
— Des relations ?
— Des investisseurs
un fonds.
— Un fonds ?
— Oui un fonds qu'est-ce que ça peut faire ?
la troiséfère
3, F, r
la Fédération Française du Fruit rouge.
— C'est vrai ?
on est sauvés ?
— Pour le moment.

Daniela cueille deux flûtes par terre, qui plient et crissent quand ils trinquent. Elle lève la sienne.

— À la fraise.
— À la fraise.