La ménagerie s'amuse

KIWI, roman feuilleton de Pierre Alferi

Épisode 31 - La ménagerie s'amuse

Résumé de ce qui précède :
Daniela prend très au sérieux sa nouvelle carrière de ménagère de moins de trente ans.

Il n'est maintenant plus question de baisser la garde devant l'usage du moindre objet : sa mission officielle le fournit en prétextes quotidiens pour s'agiter, se rebeller, au risque de s'égarer. Ostensiblement occupé à servir, il n'en trompe que mieux la vigilance.
La circulation de la vaisselle laisse à chaque cycle échapper au moins un individu.
Quatre serviettes quittant l'armoire ne sont plus que trois sur la table.
Lors de son vol de la table à l'évier une assiette a bifurqué vers le lavabo.
Entre l'égouttoir et le tiroir, deux cuillers à café ont profité d'une escale pour s'installer dans l'ombre d'un saladier.

Quant au trafic des vêtements, riche en accidents quotidiens, il vire parfois à l'hécatombe.
T-shirts inhumés sous les meubles
dessous enlevés à leur famille, vivant dans la promiscuité
intrusion du sale dans le propre
du fragile dans le blanc
du froissé dans le repassé.
Les clés, espiègles, s'imitent les unes les autres.
Et cette vogue du divorce qui ne se dément pas chez les chaussettes.
Daniela se demande comment elle a pu vivre sans les voir à côté de tous ces chaos.

Elle en fait l'expérience quotidienne avec les fils des écouteurs, les lacets des chaussures, les câbles d'alimentation et de connexion des machines, les franges des tapis : il suffit de mettre en présence deux fils pour qu'ils s'enlacent et s'emmêlent inextricablement. À sa grande surprise, la méthode qui consiste à les secouer vigoureusement ne porte par ses fruits. Aucun des serpents endormis, ni le long ni le court, ni l'épais ni le fin ne se montre capable de refaire à rebours et dans l'ordre le chemin pervers qu'il a pris pour se nouer à un autre. La plupart des découvertes qu'elle fait dans le domaine ménager, contrairement à celles qui l'encouragèrent dans l'apprentissage de son précédent métier, sont aussi négatives :
que la poussière soufflée retombe
que rien ne revient à sa place sans intervention
que les broutilles que l'on ignore s'obstinent à exister
que les choses oubliées n'ont pas le bon goût d'évoluer dans le sens voulu
pour suppléer le geste qu'on a omis de leur appliquer
qu'il faut toujours recommencer.

Elle comptait sur l'usage et sur les usages pour contenir au moins la circulation dans les limites de leur sphère. Elle tenait pour acquis, par exemple, qu'un salon occupé par trois adultes le temps d'une soirée offrirait un paysage essentiellement différent, dans son désordre même, de celui qui résulterait d'un cambriolage, ou d'un tremblement de terre. Eh bien, elle perd cette illusion au lendemain d'une soirée donnée par Max pour deux de ses amis, qu'elle a salués avant minuit pour aller se coucher, épuisée par l'entretien de la journée. Le salon semble avoir été le terrain d'un jeu consistant à lancer les objets le plus loin possible de leur place habituelle. Il est vrai qu'elle n'aurait pas dû abandonner son poste. Ça ne se reproduira pas.

À dire vrai, même le bon usage des choses, dans le train-train quotidien, ne présente pour elle qu'un avantage théorique sur la dispersion volontaire ou l'abandon. La pratique lui prouve que les outils les plus précieux et les plus proches de son corps -
sac
clés
portefeuille
lunettes
remèdes
stylo
téléphone
maquillage
mouchoir
parapluie
écharpe
gants
chapeau
articles pour fumeurs
- s'arrangent régulièrement pour ne pas se trouver là où son corps les attendait. Ils semblent jouer à cache-cache. Leurs allées et venues, pas plus que celles des outils d'un petit artisan, ne suivent pas d'orbites régulières. Daniela sent sur elle le regard d'un joueur de bonneteau qui la nargue. Limité dans l'espace - par exemple, naguère, pour la papèterie et les outils de reliure, aux surfaces horizontales placées à des hauteurs comprises entre soixante-dix et cent quatre-vingts centimètres - leur terrain de jeu contient néanmoins beaucoup trop de places, et leurs zigzags ressemblent à un mouvement brownien, une danse moderne de particules. On n'y trouve jamais rien les yeux fermés.

Pour s'en convaincre, il a suffi à Daniela d'avoir eu deux ou trois fois le besoin urgent de noter un numéro donné par téléphone. Au cours de leur errance clandestine, tous les stylos étaient parvenus, à cet instant, dans autant de coins reculés. Ils s'y tenaient tapis, comme s'ils y avaient bondi tandis qu'elle comptait jusqu'à trois. Et ils attendaient patiemment, pour reparaître un à un, d'avoir l'assurance qu'elle n'avait plus besoin de stylo.

Passant de la perplexité à l'inquiétude, elle médite sur ce goût des objets pour la fuite, même dans leur utilisation courante. Elle se rappelle le mouvement universel. Elle se représente l'appartement entraîné à la vitesse de rotation de la Terre
ou tanguant sur une mer
ou cahotant à la remorque d'une voiture
ou tiré par un canon
puis elle compare les conséquences avec le chaos de la chambre conjugale au matin.
Mais aucun frisson des murs et du plancher ne ferait que ce marteau
cette chaussure gauche
ce livre de poche
cette brosse à dents pliable
ce verre à liqueur
ce trousseau de clés

se retrouvent respectivement
sur le frigidaire
sur une étagère
dans la boîte à outils
sur un oreiller
sous une chaise
au bord du lavabo.

Quand ils se retrouvent. Car les choses entraînées dans des endroits aberrants ont tendance à s'y installer. Plus une étape dans leur parcours est excentrée ou improbable, plus elle s'y plaisent et y demeurent. Daniela trouve ainsi, entre la plinthe et le sommier, un poste de radio, piles mortes, qui s'y tient coi depuis des mois.

Et quand un objet lui échappe, où doit-elle se tourner ? D'abord vers sa place habituelle, sans doute, où elle a pu mal regarder, trop vite inquiète de ne pas le trouver exactement dans la même situation. Mais aussi, bien souvent, sur le parcours d'autres objets engagés dans le même mouvement. Au cours de son ménage, dans les recoins des tas, les interstices des piles, elle en trouve un, parfois, rayé de l'inventaire mental et qui a hiberné des mois, hébergé dans l'ombre d'un autre. Alors elle est émue, et tendre avec le carnet séquestré derrière un sous-plat
le bracelet étouffé entre les pages d'un gros livre
le foulard malmené par les slips.
C'est l'un de ces moments magiques, trop rares, où elle sent que respire dans sa nuque le génie du ménage - celui qui trouve. Retrouver les choses : s'il en était un, elle exercerait volontiers ce métier.

Mais la plupart du temps, en l'absence de Maxime, se passe à simplement, bêtement les raccompagner. Il faut dire qu'elles sont très nombreuses et instables depuis la collision de leurs deux vies.Trois semaines à peine après s'y être mise, elle se rend à cette évidence qu'elle n'a pas trop de la journée. Les actes sont précis et lents ; les vérifications, nombreuses. Il ne suffit plus d'y consacrer les moments où cesse toute autre activité. Elle ferait volontiers le travail la nuit, à son rythme, mais ne veut pas risquer de réveiller l'époux. Il faudra donc ranger au fur et à mesure, et continuer en sa présence, au risque de l'incommoder.

Elle ne s'attendait certes pas, en devenant femme de ménage, à rencontrer autant d'obstacles. Elle a grossièrement sous-estimé la fatigue, assurément. Mais le pire, c'est bien le souci, le souci de bien faire. Elle sent qu'elle n'atteindra jamais la sagesse qui la maintiendrait à égale distance de l'incurie et de l'excès de zèle. Au moins Maxime n'a-t-il manifesté, jusqu'ici, aucun agacement.