La peur de l'effondrement

KIWI, roman feuilleton de Pierre Alferi

Épisode 32 - La peur de l'effondrement

Résumé de ce qui précède :
Pour la jeune ménagère que Daniela veut être, la tâche s'avère d'une complexité redoutable.

Pendant deux ou trois jours, elle se contente de sauver les apparences pour se lancer dans des recherches prospectives. Elle étudie les systèmes de rangements encastrés japonais - en fait impraticables avec les meubles qui encombrent l'appartement. Elle recueille et nettoie des boîtes, en achète d'autres, mais ne se résout pas à les remplir : vides, elles sont bien plus belles. Pour réduire le volume des vêtements et des draps, elle cherche sur Internet de nouvelles techniques de pliage. L'origami l'attire, surtout la plus austère de ses écoles, la Voie de la Pureté. Il ne lui est, hélas, d'aucune utilité, alors qu'elle a négligé plusieurs tâches approximatives mais utiles, comme les courses qui permettent à Max de leur faire à diner en mettant la cuisine sens dessus dessous. Son courage l'abandonne un vendredi matin.

Elle s'immobilise une demi-heure, assise au coin du lit, les mains pendantes entre les genoux, le menton sur le torse, le regard vide. Elle craint d'être devenue psycho-rigide, de s'être insensiblement transformée en névrosée obsessionnelle, en jeune vieille fille dingue de rangement. Mais elle finit par se raisonner en se rappelant qu'elle n'est pas responsable de la souillure universelle, qu'elle est une victime parmi d'autres de la corruptibilité des choses et de la tyrannie des objets que la culture leur ajoute inutilement, et qui sont aussi prompts à se laisser promener qu'ils sont peu enclins à regagner leur place. Elle se relève et s'oblige à ne plus penser qu'au soulagement provisoire qu'elle éprouvera en s'activant.

— Trop à faire pour gamberger
j'ai fini d'aspirer sous les meubles
il est temps d'astiquer les cuivres
tout va bien je ne pense à rien
je m'emploie sans angoisse
attention ne pas y penser
faire tout ce qu'il reste à faire
ça et puis ça
et ça et ça etcetera
respecter l'ordre
l'ordre des ordres
déjà tant d'actes encore
mais j'y arrive
c'est moi qui en fixe la liste
presque tout sera bien rangé
bien propre et prêt
prêt à l'emploi
prêt pour le décollage
le foyer révisé comme une fusée avant la mise à feu
comme un navire armé avant la mise à l'eau
pour quel voyage pour quel emploi ?
ne pas se poser la question
car si je ne fais pas la vaisselle
si je ne balaie pas
ce sera la catastrophe.
Et cette menace n'est qu'une contrepartie modique pour une certitude salutaire, qu'elle évite de creuser de peur d'y découvrir un leurre : pourvu qu'elle balaie bien et fasse bien la vaisselle, la catastrophe n'aura pas lieu.

Déjà l'activité ne la rassure plus guère. Elle y progresse moins vite à mesure qu'elle progresse dans le soin et la précaution. Rien ne sert de laver si l'on n'a pas lavé d'abord les outils de lavage, si l'on n'est pas soi-même d'une propreté irréprochable. Il faut sans cesse revoir, vérifier le travail, et les conditions même de possibilité du propre doivent être rétablies au fur et à mesure, ce qui cause des retards en chaîne où les oublis se multiplient. Pour changer l'eau d'un vase, elle prépare le terrain, et de fil en aiguille se persuade qu'elle doit commencer par relessiver tout le sol de l'appartement.

Quand Maxime, ce soir-là, tourne la clé dans la serrure et s'avance dans le vestibule, il l'aperçoit couchée par terre, la tête enfouie sous un placard. Elle s'est bloquée, comme la bobine d'un enregistrement sous la tête de lecture, sur un degré quelconque dans la régression du ménage à l'infini. Elle sait qu'elle cherche à mettre la main sur un canif minuscule ; elle ne sait plus pourquoi elle en avait besoin. Quand elle s'extrait de son terrier, elle ne trouve pas les mots pour expliquer à Max l'enchaînement de nécessités arbitraires qui l'a conduite là, si loin en arrière de l'action efficace. Quand il lui demande si tout va bien, elle lui répond qu'elle n'a rien réussi à faire de la journée. Qu'aurait-elle voulu faire ? Rien que le minimum, un peu de ménage, un peu de rangement, mais à vouloir aller jusqu'au bout pour tout acte, elle ne vient plus à bout de rien.

Maxime doit mettre cette plainte bizarre sur le compte de l'ennui et de l'oisiveté. Et dans la semaine qui suit la dégradation progressive du ménage ne lui apparaît pas plus, semble-t-il, que la non moins spectaculaire amélioration antérieure. Pourtant, le scrupule infini de Daniela et ses effets pervers se manifestent désormais en sa présence.

Car elle s'est rapprochée de la cause. Les objets déplacés l’ont été par quelqu’un. Presque tous, par lui, Max. Tout en rangeant pour le confort de son époux, elle observe donc ses gestes afin d'anticiper la suite. Le seul rangement probant est l'immédiat, le permanent : depuis qu'elle l'a compris, elle replace chaque objet qu'il a saisi dès qu'il l'a reposé. Elle époussette, elle essuie derrière lui ; elle ne lâche plus l'éponge ; elle le prévoit de mieux en mieux, bientôt elle le rattrape ; elle range presque aussi vite qu’il dérange.

Or, il ne semble pas souffrir de la situation, pourtant gênante, comme lorsque dans une chaîne celui qui est après vous travaille plus vite et s’impatiente. Daniela marque Max. Il repose le stylo là où il l’a conduit : elle va vite le remettre dans le porte-stylos. Les objets paraissent reliés par des élastiques invisibles à la place qui leur est assignée. Hop, ils regagnent leur poste presque instantanément.

Elle en est bien consciente : qui range ainsi dérange. Max va finir par se sentir humilié de ne pouvoir agir sur rien. Son influence sur l'entourage s'annule, et jusqu'aux traces de sa présence au monde domestique. Il n’a pas reposé sa serviette sur la table qu'elle dessert. Quand il aligne ses couverts ils n’ont pas le temps de toucher l’assiette, elle les intercepte et les expédie dans l'évier. Elle est en train de devenir son double en négatif. On dirait qu'elle voudrait, non pas accompagner chaque geste pour le compléter, mais le prévenir, et nier son effet d'avance.

Ce perfectionnement, s'il laisse Max insensible, devrait au moins conforter Daniela dans sa vocation. Or il n'en est rien. Au lieu de la combler, la symétrie presque absolue qu'elle obtient fait naître en elle un doute atroce. En tant que ménagère, elle reflète son mari et réplique à chacun de ses gestes. Les objets eux-mêmes, leur choix et leur arrangement reflètent les actions du couple. Mais ils les ont tellement modifiées et compliquées qu'ils débordent leurs propriétaires. Leur sphère, trop grande, les dépasse. Sans cesse il faut apprendre de nouvelles pratiques, on est perpétuellement en retard d'une technique et d'un geste. Il y a trop de meubles pour en déplacer un sans avoir à en déplacer deux ou trois autres. Le contrecoup est rude. Daniela sent trembler la limite du familier sur laquelle elle traverse en funambule le vide de chaque journée. Le fil va rompre, elle va tomber.

— Les objets sont un peu Max
Max est un peu moi
donc les objets sont un peu moi ;
mais les objets sont des non-Max
et Max est un non-moi
donc les objets sont anti-moi ;
ce qui est moi est anti-moi
ce qui est contre - auprès de - moi
est aussi contre - hostile à - moi :
à moi !

Une guerre secrète fait rage dans l'intermonde du ménage. La résistance passive des choses lui devient une torture. En réaction, elle en vient à rêver d'un ordre qui garantirait la paix - elle ne voit guère que la mort. Car l'ordre auquel elle peut prétendre est d'un genre inférieur, est moins une disposition qu'une tâche interminable et une pulsion ingrate. À quoi bon s'activer, se dépenser dans l'à-peu-prés ?
— Je suis la domestique de la ménagerie
ce monde va s'effondrer sur moi
je ne sortirai plus du trou dans lequel j'ai plongé.
Elle ne voit pas clairement, ne veut pas voir la catastrophe dont elle conjure encore l'angoisse. N'est-ce pas le point culminant de l'angoisse elle-même, d'où elle va basculer pour s'abîmer dans le chaos ?

Comme pour confirmer ses craintes, après deux ou trois jours ses progrès s'avèrent illusoires. En se concentrant sur la rapidité du rangement à chaque dérangement, elle néglige les nécessités premières, ne déjeune plus, ne sort plus. Sa hâte lui fait faire des choses absurdes qu'elle n'a plus le temps de réparer, lui fait sauter des lignes dans la liste en constant renouvellement des gestes à faire, lui en fait refaire certains quatre fois, dans le doute. Si un fil de fer passait par les points successifs qu'elle touche, il formerait une pelote frisée de détours et de boucles. L'oubli gagne du terrain de toute part, la cerne. Il ronge la base de ses empilements de projets dérisoires, qui se délitent, s'éloignent jusqu'à former un tas de boue gluante, puante comme un étron.

Elle n'est plus sûre de rien - plus même de son amour pour Max : la bonne incapable, la souillon amnésique qu'elle est devenue n'est plus digne d'éprouver un tel sentiment. Toute odeur la dégoûte, la moindre miette l'effraie. Ce qui n'était qu'une faiblesse lui cause maintenant la douleur d'une blessure ouverte, que les émanations mauvaises du lieu infectent. Pourtant elle passe la journée terrée chez elle, heureusement ignorée de tous, comme un animal apeuré dans sa cage. Elle ne sait plus quoi faire, se demande à chaque minute de chaque heure vers quoi se tourner. Elle est sûre, en revanche, de ne pouvoir cacher longtemps son humeur à Maxime, si distrait qu'il puisse être. Elle reçoit donc comme une bénédiction son annonce d'un voyage de cinq jours en province pour un congrès de scénariste. C'est le sursis qu'il lui fallait pour se reprendre.