Une enchère

KIWI, roman feuilleton de Pierre Alferi

Épisode 25 - Une enchère

Résumé de ce qui précède :
Daniela, finalement, est une mariée heureuse.

Les choses pourraient en rester là, sur le palier, où la lumière du vestibule, après que celle de l'escalier s’est éteinte en fin de compte à rebours, trace une fine bande depuis l'embrasure de la porte. Car Daniela n’est ni assez costaude ni assez téméraire pour s'introduire de force chez quelqu’un, surtout quand l'obstacle invisible est quelque chose d'aussi lourd et mou qu'un cadavre. Mais il se trouve que cet appartement est le sien. Elle croit donc devoir insister, la main sur la poignée, en poussant de l'épaule. Elle s'arrête, manquant d'air, quand un bruit sourd attire son regard vers le plancher. Un moignon velu le martèle comme la paume d'un lutteur qui demande grâce. Tandis qu'elle reprend son souffle, des éclats de voix lui parviennent de la cuisine et du salon. La révolte l'emporte sur la peur, elle pousse plus fort. Un cri de douleur inhumain la cloue sur place. Mais l'obstacle est soudain écarté, la porte rebondit sur la butée et vient la heurter de plein fouet, faisant voler son sac à main et son trousseau de clés. Elle se penche pour les ramasser. Quand elle se relève le passage est libre.

Plusieurs ombres tachent le parquet, convergeant depuis les trois portes ouvertes de part et d'autre de l'entrée. Le corps qui gisait sur le seuil a repris un mètre plus loin sa position transversale, le nez mouillant une plinthe, la queue brossant l'autre. Il pose sur elle un regard de mépris torpide. L'œil de la bête, mi-clos et injecté de sang, ne laisse guère d'espoir. Ce dos d'âne vivant est un dos de basset artésien obèse. Une tristesse résignée chasse l'angoisse de Daniela. Elle fait tout de même un pas, mais tandis qu'elle lève le pied au-dessus de la croupe du chien il retrousse les babines et grogne crescendo. Une deuxième tentative est sanctionnée par un aboiement formidable. Lui fait écho dans le salon un appel aigu, voire un nom. Ossie – ou Ici ? ou Assis ? – entreprend alors de soulever sa bedaine, que des pattes courtes et fortes comme les pieds d'une baignoire ne peuvent décoller nettement du sol, et il sort de scène en couinant.

Daniela fait une caresse machinale, sous l'ourlet de la jupe, à sa cuisse marquée par un souvenir d'enfance cuisant. L'éclipse du cerbère la réveille d’un cauchemar. Une explication naturelle ne manquera pas de s'offrir, par exemple un caprice de son mari, coutumier des invitations surprises. Elle appelle Max, pointe son nez à la porte de la cuisine, la plus proche, puis à celle du salon et enfin à celle de la chambre. Il n’est nulle part visible, mais elle n'a pas besoin de compter les convives pour s'étonner de leur nombre : jamais – du moins en sa présence – ses trente-cinq mètres carrés n'ont contenu autant de monde. Une bonne moitié d'entre eux lui est complètement inconnue.

Elle revient sur ses pas dans le vestibule, mais ne se résout pas à ôter son manteau. Elle regarde ses pieds faire un quart de tour à droite. Relevant la tête elle tombe sur le rectangle du salon raccourci par la porte. Trois personnes y sont encadrées, une femme en mauve au téléphone flanquée de deux messieurs en noir et brun qui lui tournent le dos. L’un regarde la bibliothèque discothèque, et l’autre, ce qui reste d’un établi de reliure, que son dos cache. La femme sonnant occupée, Daniela mise plutôt, pour éclaircir la situation, sur l’homme de la bibliothèque – costume noir, chaussures pointues, montre à bracelet métallique, chemise ouverte, lunettes audacieuses, gel. Tout cela est à sa taille et de son âge, pourtant tout cela, coiffure comprise, a l’air de ne pas lui aller. Après avoir cherché en vain un contact oculaire, il regarde, tête penchée à quatre-vingt-dix degrés vers la gauche, les titres des livres et des disques. Daniela ne l’a jamais vu, mais il lui rappelle les hommes seuls qui s’endorment dans les trains de grandes lignes du matin sur un document Excel, quand il ne sont pas obligés de divertir la compagnie de collègues rencontrés au bar avec des anecdotes ou des bilans financiers. Son visage lui est sympathique, il est plus jeune que sa tenue. Elle pense à un poulain étrillé, sellé, monté par un jockey invisible mais lourd.

— Bonsoir
Daniela Tripp
j’habite ici.
— Ah c’est vous
Martin Grœtte
enchanté
je me permettais…
— Je vous en prie
vous n’auriez pas vu mon mari ?
— On se parlait il y a cinq minutes
il doit être à côté.
— Non
dites-moi
si ça n’est pas indiscret
il y a longtemps qu’il vous a invité ?
— Un mois c’est l’usage
pas lui directement
mais il sait recevoir.

Grœtte lève en souriant sa flûte à champagne, qui contient un liquide jaune opaque. Daniela regarde la flûte comme on lit la une d’un journal. Le titre dit : je n’ai jamais possédé de flûtes à champagne. Elle se tourne vers la table où se tient l’autre monsieur, qu’elle voit pour la première fois recouverte d’une nappe, les outils et papiers divers entassés sur le coin qui épouse les murs. Une bonne dizaine de flûtes pareilles y sont encore vides, tout près de trois bouteilles de pastis, étiquettes alignées, qui n’attendent que de les remplir, et de carafes de la même marque où surnagent des glaçons.

Grœtte contemple une étagère.

— Si je peux me permettre
drôle de mélange
un petit côté marché aux puces
vous les avez tous lus ?
— Oh non
moins de la moitié
l’autre appartient à mon mari.
— Ah voilà
vous les gardez tous
certains ont peut-être une valeur ?
— Non aucun.
— Un attachement sentimental
si vous aviez cent mètres carrés d’accord
mais là vous auriez pu en faire une jolie pièce à vivre
pour les cds c’est pas pareil on les réécoute
beaucoup de music-hall comme on disait
les standards moi j’adore.
— Entièrement d’accord avec vous
le vieux papier c’est désastreux pour les poumons
et la musique si on peut l’avoir dans sa poche
j’ai bien aimé faire de la place pour mon mari
il m’a rejointe ici il y a seulement…
six mois ?
— D’un autre côté ça donne un cachet
avec le parquet les moulures
entre étudiant et senior
faut réfléchir
personnellement j’aime bien.
— Puis-je vous demander ce que vous faites ?
— Mais voyons je vous fais la conversation
consultant
consultant à la Nox
n, o, c, s, e
enfin la Nox je devrais dire Genedis Hypersoft
depuis qu’ils sont majoritaires
dans les faits ça change rien
les objectifs chiffrés augmentent l’effectif baisse
on a pris le pli
et puis la culture Genedis c’est pas de vagues
alors tout ce qui est sensible ils externalisent
y compris les ressources humaines
comme ça quand ça saigne c’est plus eux
il faut que je m’habitue à dire nous
c’est plus nous.
— Moi aussi j’ai du mal avec nous
et donc
votre présence ?
— Oh moi je suis venu en observateur
avec madame Merkel.
(Son menton indique la femme en mauve par-dessus l’épaule de Daniela. Il fait de gros efforts pour paraître n’en faire aucun.)
— Je suis là pour assurer que tout se passe gentiment
jusque-là ç’a été sympa
c’est quand même l’idée au départ
pas de malaise pas de
on casse tout on fait un plateau
tout le monde est très correct
alors je profite du voyage
au fait
pourriez-vous me dire où sont vos toilettes ?
(Il boit sa dernière gorgée. Ses yeux s’attardent sur le visage de Daniela, qui se dit qu’il est sans doute ivre. Il se reprend, vise le plafond.)
— Infiltrations ?
— Pas que je sache
par contre on entend tout
c’est par là dans la salle de bains
vous m’excusez un instant ?

Daniela recule, vire à droite vers la femme en mauve qui a rengainé son portable, sent Grœtte glisser derrière elle. La femme lui sourit des lèvres, non des yeux : cheveux courts, teinture claire, fard discret sur fond de teint léger, escarpins beige à talons courts, bas chair.

— Bonjour et bienvenue
l’appartement vous intéresse ?
— Un peu
c'est le mien.
— Madame Sénart ?
Béatrice Merkel enchantée.
— Tripp
j'ai gardé mon nom de jeune fille.
— Eh bien madame Tripp
pardon de vous corriger
vous confondez la jouissance
et la propriété
ça ne tient qu’à vous remarquez
je vous encourage à faire une offre.
— Je vous offre déjà l’hospitalité.

Sur la couche de fond de teint qu’elle a traversée, la sueur qui perle au front de madame Merkel semble ne pas lui appartenir, fraîche comme de la rosée sur un pétale.

— En effet oui absolument
désolée pour cette invasion
vous ne répondiez pas au courrier
par chance vous avez un mari
si j’osais je dirais
adorable
OSSIE
il nous a même offert des amuse-gueules.
(Le basset vient se rappeler au souvenir de Daniela.)
— Alors c’est à vous que je paie mon loyer ?
je peux enfin mettre un visage sur la société Transdom
et tout d’un coup comme ça
vous avez décidé de vendre ?
— Vous n’y êtes pas du tout
Transdom ne fait que collecter pour les propriétaires
et moi je suis la conseillère clients de leur banque
je viens surtout offrir aux acheteurs
la possibilité de bénéficier d’un crédit
très très avantageux
ajoutez à cela
ou plutôt soustrayez
la décote de cinq pour cent
et la préemption locataire
franchement vous auriez tort de laisser passer une telle chance
une flûte ? c’est Pinard qui régale
notre partenaire.

Les yeux de Daniela errent alentour. Les explications que lui doit son mari ont repris un caractère d’urgence. À la banquière, qui demande la permission de faire boire Ossie dans la cuvette des toilettes (« Ça le calme »), elle suggère d’attendre son tour après Grœtte. Puis elle repart vers la chambre à coucher, où elle a entendu des rires et rêve de voir Max reparaître. Passant près du troisième personnage du salon, elle ignore l’appel muet que lui font ses yeux délavés, avec un début de sourire. Elle est sûre de ne jamais l’avoir rencontré. Cependant, à voir sa coiffure grise filamenteuse, son teint rosi par le soleil, ses mocassins Timberland, pantalons Dockers, pull cachemire sur chemisette blanche quadrillée lavande, elle se persuade qu’il réside au moins une partie de l’année sur la rive du lac Léman. Entre les deux pas qu’il faut faire pour traverser le couloir, elle fait une pause. Dans la cuisine, la voix connue de la voisine de l’escalier B, madame Gougeaire, tinte contre celle, aussi connue, de la voisine du dessus, madame Jurieux – deux clochettes du même carillon pour la première fois s’entrechoquent.. « Comment peut-on vivre comme ça ? » « Promiscuité. » « Désordre. » « En 2010. » « Vétusté. » « Inconfort . » « Appeler Emmaus illico. » Etcetera. Daniela passe.

Mais elle s’arrête sur le seuil de sa chambre, intriguée par les bribes de la conversation qu’elle surprend entre un élégant inconnu assis sur le coin de son lit et le fils de madame Gougeaire, immédiatement reconnaissable à son look mi-gothique mi-années quatre-vingt – jean moulant noir vissé sur godillots montants, t-shirt rose et or, mèche aile de corbeau sur l’œil droit, cerne de khôl autour du gauche, sourcil percé à perle noire. De sa voix en pleine mue il explique à son vis-à-vis circonspect bras croisés que pour juger de la vie d’un appartement il suffit de localiser deux équipements intimes, respectivement celui du sexe et de la drogue. La présence de cds de rock est optionnelle, mais les deux autres, selon son expérience, sont partout présents sous une forme ou une autre. Or, en fait de pornographie, il n’a trouvé qu’un Kama Sutra à peine illustré, des estampes japonaises et un recueil de vers latins, De figuris veneris. Ni accessoires ni dessous coquins — la récolte est maigre. Quant aux drogues il n’a pas tout à fait perdu espoir, attend de pouvoir inspecter l’armoire à pharmacie. Tout en papotant il furète autour de la table de nuit, ouvre tiroirs et boîtes, soulève une pile de vêtements au-dessus de la penderie. Daniela se décide à intervenir.