Loin du soleil

KIWI, roman feuilleton de Pierre Alferi

Épisode 6 - Loin du soleil

Résumé de ce qui précède :
Déprimée, Daniela Tripp a surdosé son somnifère. Elle s'est élevée dans les airs au-dessus de l'Est parisien, puis elle a quitté l'orbite de la Terre.

C'est avec plaisir qu'elle retrouve les gestes de la nage. Du côté droit son bras pagaie sous elle et son pied fouette le vide. L'effort paie tout à coup : elle se retourne comme une crêpe et se stabilise sur le dos, les bras en croix, pour faire la planche. Une force l'immobilise : la majesté de ce qu'elle voit si intensément qu'elle le touche, qu'elle sent la piqûre de chaque astre, de chacune des millions de gouttes adamantines dans leur douche de lumière figée. Elle est saisie, elle sent que tout mouvement lui est désormais interdit, parce qu'inutile. Comme en état d'hypnose, elle se délecte d'une paralysie qui est moins une contrainte qu'une chance, l'ordre tombé d'en haut - la grâce - de ne plus veiller sur ses muscles.
— C'était si simple ?
pour que mon corps cesse à jamais de me soucier
il suffisait que je tourne les yeux vers des mondes
plus grands
infiniment plus grands qu'ici ?
je veux dire que là-bas
là-dessous
tout en bas ?

Parmi les tourbillons et les traînées baveuses des galaxies, un disque s'élargit qui n'est pas jaune comme on le voit depuis la Terre. Daniela reconnaît les cratères déserts de la Lune, qu'elle évite de peu, jetée du côté de la face cachée comme à travers un paravent de gaze, dans un nouveau filet d'étoiles. Mais en doublant la Lune elle perd ce qui lui restait d'énergie, se découvre plus flasque encore que paralysée, trop épuisée pour désirer quoi que ce soit. La tête à la renverse, bras et jambes pendant d'un torse hélitreuillé depuis le fond du ciel, son corps n'est plus qu'un pantin de brindilles.

Une applique rouge s'allume dans le planétarium de moins en moins familier, un signal, qui en grossissant se révèle une grosse terre rouillée. Avec ma chance, pense-t-elle, je ne risque pas de croiser des Martiens. Inquiète pour la première fois de sa soumission à une onde gravitationnelle fantaisiste, elle se représente un trou noir au bout de son périple, du genre qui ne recrache rien. Elle tente de se rappeler si elle a pris un somnifère, et si oui en quelle quantité - impossible de revisiter précisément les dernières heures. Serait-elle pas en pleine chute, vers un coma plus dense que le meilleur sommeil ? Sa faiblesse l'affole, et sa passivité, elle voudrait lutter contre, or à son tour sa révolte s'apaise instantanément au passage de la planète rouge.
— Lutter contre ?
mais quoi ?
tout est parfait comme ça.

Non seulement elle ne sent, dans l'abandon contraint, aucune douleur, aucun malaise, mais elle jouit de la vue et du déferlement sur elle d'une nouvelle vague d'étoiles, plus étranges encore, plus étincelantes. C'est une parure, pense-t-elle, une immense parure qui m'enserre ; je suis plus riche que tous mes voisins sublunaires. Elle voudrait emporter avec elle chaque image de sa traversée, garder toujours ce don de la vision astronomique. Or elle peut perdre le trésor à chaque instant : si elle a pris le double de la posologie, ce qui est tout à fait possible, il est aussi possible qu'elle soit déjà catatonique. Ou pire, ou pire, serait-elle déjà – comment dire – partie ? Un callot translucide de métal rouge, à peine plus gros pour elle qu'un boulet de canon, passe à proximité. Elle soupire.
— Peu importe
qu'importe que cela ne dure pas
doive mal finir
c'est tellement bon.

Le sens revient entre ses jambes, le sens de la chaleur au moins, celle que produit le frottement de ses cuisses nues, plutôt plaisant. Elle sent un sourire se tracer machinalement sur son visage, ses paupières s'écarter, sa bouche s'entrouvrir. Alors une planète gigantesque approche, plus brillante que tout ce que le ciel comptait de stars. L'humeur de Daniela est redevenue si bonne qu'elle voudrait l'embrasser, au risque de s'embraser. Mais non, elle aussi sera évitée de justesse dans un éblouissement. Elle grimace de douleur, a l'impression que deux pouces lui écrasent les yeux. Un black-out s'ensuit, avec retour progressif de la vue. La vague de lumières qui approche la trouve complètement refroidie. Elle se félicite en effet d'avoir, dans une intuition fulgurante, résolu le problème de la sexualité - une si petite chose, finalement.
— Quelle sérénité soudain, quelle sagesse
le Dalaï-Lama n'est à côté de moi qu'un gesticulateur
si je m'en sors je redescendrai sur la Terre pour enseigner la voie
et ils vont voir ce qu'ils vont voir
mais s'il faut que je meure
soit
je ne suis pas à ça près
jusque-là mon décès fut doux.

Le véhicule suivant qui vole en sens inverse est plus grand que Vénus, mais il n'émet qu'une lumière basse violette. Quand il la frôle, elle s'étonne de la vanité avec laquelle elle vient de s'arroger la sagesse de l'univers. Quelle manie l'a prise ? Elle n'est rien – c'est très clair. Moins encore que le rien qu'elle était rue Picpus – c'est très bien. Il suffit de laisser venir et de se laisser faire. Elle oublie tout projet, tout souci, tout avenir, et vogue paresseusement, suivant une ligne droite et libre entre les vortex, les comètes, à travers la glace pilée d'astres, jusqu'aux anneaux de sa planète favorite. D'avance elle se résigne à la manquer de peu, indifférente à tout, quand un chant lui parvient. La musique des sphères, se dit-elle.
— Je touche au but voilà
j'ai dépouillé vices et vertus
tous mes attributs ordinaires
adieu particularités
je vais pouvoir enfin dormir
dans les bras de Saturne.

Or la voix qu'elle entend n'a rien d'éthéré, son timbre viril et voilé lui est trop familier. Ça cloche.
Lala lala lala LA.
— C'est triste à dire mais je m'en vais
nul ne sait quand je reviendrai
mon cœur est lourd et ma tête résonne
j'ai dû laisser mes deux anneaux
à Kingston.
Daniela reconnaît les yeux fermés le facteur stakhanoviste à landau dans sa première tournée. L'hameçon de sa voix la tire par l'oreille des hauts-fonds du cosmos. Elle envisage d'ouvrir un œil ; il semblerait qu'elle reprenne connaissance.

Le courrier : il doit donc être au moins huit heures. L'ouverture de l'?il marche, mais elle le referme aussitôt. Elle se sent aussi reposée que si on l'avait passée à tabac toute la nuit. Des lambeaux de son voyage flottent dans la chambre. Elle en garde la honte de s'être une fois de plus soumise aux événements ; la sensation, plus pénible que celle d'être suivie, d'avoir été précédée, baladée, égarée par Dieu sait qui. Et pour quelle expérience, au juste ? Aucune, un prolongement de plus de sa fuite permanente, de sa tendance au rien qui détourne les événements. Pas étonnant qu'elle attire aussi peu l'attention des jolis passants. Si elle ne sait rêver que d'être libérée en l'air comme un gaz, il est bien naturel qu'elle soit restée transparente pour le Jeune Homme aux Croissants. Elle enfouit sa tignasse dans l'oreiller en fredonnant pour se distraire, peu pressée de rejoindre sa vie.
— Monsieur le facteur un instant
vérifiez une dernière fois
que vous n'avez rien pour moi
il y a si longtemps que j'attends
un mot de mon amant
de mon amant tu parles
et de qui portez-vous le deuil
mademoiselle la tragédienne ?
aucun ex ne te manque
celui que tu pleures n'est pas
c'est l'ectoplasme
que tu as cru étreindre
dans les meilleurs moments
les plus menteurs
de tes amours.

Le retour des pensées mauvaises est un signe qui ne la trompe pas. D'ailleurs son haleine pue, ses jambes sont lourdes : il s'agit bien du monde réel. Elle se trouve très éveillée, très présente dans sa fatigue. Mais il n'est pas dit que ses crampes auront raison de sa frustration. Ses nerfs sonnent l'alerte.
— À quoi bon soulever mon poids
si je passe la journée à le traîner ?
ça ne peut pas durer
le roman de ma vie est le plus ennuyeux du monde
il faut que ça cesse dès demain
je veux dire aujourd'hui
il faut que je tente une sortie.