Madame Sénart s'exprime

KIWI, roman feuilleton de Pierre Alferi

Épisode 47 - Madame Sénart s'exprime

Résumé de ce qui précède :
Après la mort suspecte de Bidet, Max et le docteur parlent assez froidement de Daniela.

Voici des mois que Madame S. n'a plus de visage véritable. Elle s'est figée dans son rictus de base aussi sûrement qu'un masque de bois africain, et intégrée malgré son fard criard au bas-relief sur lequel Daniela peut faire glisser le bout des doigts, les yeux mi-clos, sans plus de crainte que si, somnolant dans une barque la tête vers la proue, elle laissait sa main sillonner l'eau fraiche. Celle qu'elle a redoutée d'abord comme l'araignée, inerte mais avertie du moindre frémissement des fils dont elle a quadrillé l'espace, s'est tenue bien tranquille au centre de la toile.

Mais, depuis qu’elle-même est revenue de clinique, le regard de madame S., par les deux petits orifices ménagés dans le masque, s'est fait plus intense au moment de croiser le sien, comme s'il voyait à travers lui, ou à travers le mur de l'immeuble, les tourments, sautes nerveuses et démons domestiques dont elle est devenue la proie.

Du coup, les yeux de Daniela s'attardent, ceux de Madame S. en profitent pour plonger plus avant, et les deux femmes, en prologue au rituel dominical — quand Max les double pour saluer le docteur et les laisse nez-à-nez dans le vestibule —, réservent quelques secondes à leur communication muette. On dirait alors deux actrices posant tandis qu'on règle la lumière d'une scène où elles échangeront des nouvelles — ce qu'elles ne font pas encore.

Ce soupçon de complicité surprend Daniela, mais n'est pas fait pour lui déplaire. Aussi accepte-t-elle sans hésiter quand Madame S., le dimanche suivant la mort de Bidet, l'invite discrètement à revenir le lendemain pour le café.

— Ma pauvre enfant
vous devez vous en poser des questions.

Daniela le concède tacitement en posant sa tasse — épaule haussée, hochement penché. Il lui paraît qu'une note a changé dans la cacophonie cosmétique de Madame S. Se peindrait-elle la face différemment quand son mari découche ? Prenant le temps, maintenant que les regards prolongés sont licites entre elles, de définir ce repentir, elle se demande pour la première fois si sa belle-mère n'a pas conscience de l'effet habituel de son maquillage, qui est fort puisqu'il écrase le bon goût pour aller heurter le bon sens : ombrage asymétrique des yeux, mascara massif, rouge aux tempes, sourcils mal épilés. Au moins eut-elle la délicatesse, jusqu'ici, de n'en pas changer.

La nouveauté — comment ne l'a-t-elle pas située tout de suite ? — est dans la couleur de ses lèvres. Elle ne sont plus de cet orangé acide et bavouillant toujours au même bord comme s'il était tatoué. C'est une teinte plus froide, tirant sur le fuchsia, et dont il faut bien dire qu'elle lui sied davantage. Car c'est aussi la première fois que Daniela trouve à ce visage, où la petite flamme du regard s'est réchauffée, une certaine grâce. Plus exactement, elle se dit que nu — la nuit peut-être, à moins que madame S. s'y applique de l'argile ou des tranches de concombres — ce doit être un joli visage. Alors elle se prend à la soupçonner de destiner à son mari, quitte à incommoder les autres, un masque de clown qu'elle n'a composé que pour lui faire honte en public — soit un équivalent visuel des horreurs qu'elle susurre dans leurs scènes de ménage.

L'objet de ces réflexions la regarde, et semble chercher à les lire à travers son front. Daniela lui laisse poliment le choix du sujet.

— Quand les points d'interrogation pullulent
quand leurs spirales s'emmêlent
tempête sous un crâne
je me trompe ?
pas de sucre ?
non bien sûr
et maintenant vous vous demandez pourquoi j'ai tellement attendu
pourquoi je n'ai jamais cherché à vous voir en particulier
c'est vrai
pas même la première fois bien avant que
mais oui je me souviens de vous la première fois
vous ne pensiez tout de même pas
qu'on ne vous avait pas reconnue.
— J'ai tout de suite apprécié votre discrétion.
— Notre discrétion
vous voulez dire que vous ne l'entendez plus hurler ?
il fait un peu attention depuis que vous êtes là
enfin depuis qu'il sait que vous êtes là
et puis on a changé de chambre
tout de même
avec Max vous avez ce qu'on appelle
des problèmes de couple c'est ça ?
de cohabitation ?
de co-adaptation ?
rien de plus banal vous savez.
(Daniela se raidit.)
— Oui
alors pourquoi m'en parler ?
— Vous en parler ?
mais je me disais que vous
vous aimeriez peut-être
en parler avec quelqu'un
quelqu'un qui connaît
l'intéressé.
— L'intéressé
mais vous
quel intérêt pour vous ?
— Ah je m'y suis mal prise
je vous sens sur la défensive
alors disons que c'est moi
c'est moi qui souhaite vous parler
je pense que ça peut vous aider
nous aider
comme vous savez les traits de caractère
les bizarreries psychiques
ça se transmet dans les familles
il n’y a pas de loi on ne peut rien prévoir
c'est de façon artisanale
à domicile et par l'exemple
par la tradition orale on peut dire
que la folie se développe.
— La folie ?
— Je dis la folie pour faire court
pas de quoi dramatiser
chez nous on n'a jamais eu de passage à l'acte
rassurez-vous
pas de forcené à l'horizon
mais mon mari a des
tendances
vous le savez bien d'ailleurs
au moins par
ouï-dire ?
il n’a pas toujours été comme ça je vous prie de le croire
et il est parfaitement inoffensif
jamais levé la main sur moi
non non.
— Je suis vraiment confuse
j'ignorais tout à fait
que votre mari souffrait de
quoi que ce soit.
— Vraiment ?
vous l'auriez vu il y a trente ans
quand j'étais amoureuse de lui.

Daniela convoque la silhouette du jeune docteur S., en vain. Il refuse d'entrer dans son champ de vision mental sans son ventre et sa calvitie. Madame S. semble attendre un feu vert pour ôter l’ultime voile de son intimité.