Un mort, et une indiscrétion

KIWI, roman feuilleton de Pierre Alferi

Épisode 46 - Un mort, et une indiscrétion

Résumé de ce qui précède :
Daniela se trouve rassurée par l'homme de Pékin, qui lui apprend qu'Eugène est tombé dans les pommes.

Quand elle pousse la porte vitrée dont les reflets protègent des regards le hall de son immeuble, elle distingue deux silhouettes debout dans le contrejour de la cour, encapsulées par la loge en verre de la gardienne. Elle vérifie en s'approchant que le prénommé Horatio, de profil en face de Pilar, est bien l'homme de Pékin. Elle voit leurs deux visages se tourner vers elle, puis les deux corps les suivre pour l'attendre, côte à côte comme un couple d'huissiers. Son malaise grandit à mesure qu'elle déchiffre leur expression. L'un et l'autre la regardent comme s'il lui était arrivé – à elle ? – une chose dont elle n'est pas encore consciente. Une odeur de métal et de poivre lui monte au nez. Quand l'homme ouvre la bouche, l'émotion tend sa voix. Ce n'était donc pas le téléphone qui la déformait.

– Je suis vraiment désolé
je n'ai pas eu le temps de me faire comprendre
voilà
j'ai vu Eugène
il est mort.
– Qu'est-ce que vous dites ?
– Je reviens de l’institut médico-légal
j'avais appelé à tout hasard
il l'ont trouvé hier matin
à Rungis
ils ne savaient pas qui prévenir.
– Mais vous venez de me dire
– Dans les pommes oui
les éboueurs l'ont découvert
après la manifestation
enfoui sous une tonne de pommes.
– On l'a tué ?
– L'employé de la morgue a entendu les policiers
ils ont dit qu'Eugène participait à l’action.
– Pour des pommes ?
– Il fréquentait le PAK
qui s'est déclaré solidaire
il aurait trébuché sur un fruit
alors que le camion déversait les reines des reinettes.
– Trébuché sur un fruit !
– L'autopsie n'a rien montré d'autre
ils ont conclu à l'accident
qui se livre au vandalisme
je les cite
le fait à ses risques et périls.
– Ça ne tient pas debout.
– Le fait est qu'il avait des problèmes d'équilibre.
– On l'a poussé.
(Pilar, dont les yeux écarquillés passent d'un visage à l'autre, prononce un "oh" à peine audible. Ils ne la regardent pas.)
– Je ne sais pas
théoriquement c'est possible
ou bien
mais non c'est trop tordu
je n'arrive pas à réfléchir.
– Ou bien quoi ?
– Les tortionnaires ont une technique
un sac rempli de fruits
on peut cogner longtemps
discrétion garantie
tant que les organes n'éclatent pas.
– Quelle horreur
mais oui
ça paraît logique
ils ont pu déplacer le corps
les lésions doivent correspondre.

L'indignation qui est montée chez Pilar rompt le silence pensif où ils sont retombés.
– Cette nouvelle ne vous suffit pas ?
vous n'avez pas une explication moins atroce ?
Ils paraissent un instant prendre la question au sérieux. Puis Daniela conclut, souriant sans joie.
– Ce serait un drôle de suicide.

Les trois conviennent au moins qu'une enquête, quoi qu'en dise la police, est indispensable. D'abord, sur cette action des producteurs indépendants que soutiennent le PAL et le PAK. Celui-ci tient sa prochaine assemblée dans moins d'une semaine. Daniela ira seule, par discrétion. L'accablement, qui engourdit l'homme de Pékin, chez elle se déguise en surexcitation. Elle parle à tort et à travers, accuse des fantômes, promet vengeance. Et puis il faut prévenir la veuve, dit-elle. Elle résume alors sa visite à Sylvie Vartan. L'homme de Pékin se propose d'aller frapper chez elle ; il en profitera pour jeter un œil au galetas de Bidet.

Dans les journées qui suivent, elle ne fait guère qu'attendre en ruminant son deuil. La famille l'adoucit plus qu’elle ne l’aurait cru. À l'annonce du décès, Madame S. ne s'est pas privée de dire qu'elle tenait Bidet pour un parano déguisé en schizo, un maître enquiquineur, mais l’émoi général l’a vite fait taire. Face à lui, Daniela s’interdit de citer le rapport d’Eugène, dont nul ne semble avoir eu vent. Maxime évoque l'époque où il le fréquentait, regrette leur amitié, s’étonne de son usure – il est durement touché. Chez le docteur, qui connaissait mal le défunt, la peine prend une forme étonnante. Il chancèle sous le coup. La fin brutale de cet homme jeune le révolte. Son incrédulité ressemble même à de l'effroi. Daniela se sent délestée de son plus lourd soupçon.

Mais le père et le fils n’ont pas fini de la surprendre. Trois jours après la découverte de Bidet, une indiscrétion trompe son attente. Alors qu'elle se résout, voyant la lumière baisser, à interrompre sa désormais quotidienne déambulation, un message vocal de Max est signalé par son portable. Il consiste en froissements de tissus, crissements de semelles et bruits de chaise déplacée. Ce n'est pas la première fois que le bouton principal se retrouve écrasé dans une poche, et que l'appareil recompose le dernier numéro appelé, celui de son épouse. Chaque fois que cela s'est produit, elle a raccroché sans attendre. En l'occurrence, elle n'a pas entendu sonner. Et le fait qu'il y ait eu enregistrement l'autorise à ne pas couper, comme s'il était moins vil d'écouter aux portes en différé.

Après une minute de froufrous peu éloquents, quand elle va taper sur la touche qui effacera le faux message, la voix de Maxime, quoique sourde, la fait sursauter. Elle ne prononce pourtant qu'une formule de salutation. Et celle qui lui répond, plus assourdie encore, a les inflexions remarquables de la voix du docteur quand elle tonne à travers le mur.

VOIX DU DOCTEUR — zzzzzzzenforme?zzzzzzzzzzzzzzzheureux?zzzménage?zzzzzzz
VOIX DE MAX — mmmmmmphysiquemmmmmchimiemmmmmtapédansl'œilmmm
— zzzzzzzqu'elleteplairaitzzzzzzzzzzbonnumérozzzzzzz
— mmmlaborieuxmmmnnnmmmrésistancemmmmmm
— zzzzzzzkleptomaniezzzzzvvzzzzgentillezzzzzzz
— mmmmféedulogismmnnnmmmdurdedurermmmm
— vvvvvzzcrisezzzzzrêvezzzzvvvfffftransformationvvvvvvbonichezzzzz
— mmmmtomberenceintemmmmplusexpédientmmmmmm
— zzzzzzztranquillezzzzzzrachetézzzzzzzmêmetoitzzzzzzz
—mmmnycroyaispasmmnnnmmmmsommeénormemmmmmmm
— zzzzzzzpartszzzzzzzactionszzzzzzzoccasionuniquezzzzzzzpaspurésisterzzzzzzz
— mmmmmmmmterendsjusticemmmmmmmm
— zzzzzzsifierdetoizzzzzzzzzzzzzzjoiedetamèrezzzzzzz
— mmmmmretourmmmmnnmmmmâgederaisonmmmmmmmm
— zzzzzzzzzzzzanxieuse?zzzzzzzzzzzzautressymptômes?zzz
— mmmmmaumoinsellesortmmmmmcétaitpassiBIIIIIIIIîîîîîîîîîîîîîîîîîîîîîîîîîiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiip.

Elle est heurtée par le ton de Maxime, qu'elle reconnaît du fond de sa poche, mais pensait réservé à des questions professionnelles impliquant des fâcheux. Il parle d'elle avec nonchalance et froideur, comme d'une patiente ou d’une conquête quelconque. Fanfaronne-t-il pour en imposer à son père ? Condescendance des hommes entre eux ; ils ont de ces puérilités. La répulsion excitante suscitée par ce viol de leur intimité se concentre sur une ou deux expressions. Elle récoute.

« ... Racheté ... » : s'il parlait bien de l’appartement, acquis en sous-main dans des circonstances cauchemardesques, pourquoi le Docteur a-t-il dit « racheté » plutôt qu'« acheté » ? Voulait-il seulement dire « racheté à quelqu’un » ? Mais il a dit aussi : « ... (certain ? savais ?) qu'elle te plairait ... » Comment pouvait-il l'être ? Il n'est passé que quelques jours entre consultation du père et rencontre amoureuse du fils. Si le docteur, au prix d'une légère entorse à la déontologie, lui avait parlé d'elle, alors Maxime devait connaître son adresse avant de faire sa connaissance – par le plus heureux des hasards.

Mais qu'importe la chronologie. Qu'il soit ou non le fruit d’une coïncidence comique, comme elle le croyait jusqu’ici, leur regroupement familial élargi ne l'a pas gênée, finalement. Rien de plus courant dans le monde, ni de plus inoffensif, que la proximité d'un couple adulte avec ses (beaux) parents. Il s’y passe des choses, pense-t-elle, autrement graves. Et elle se représente Eugène inconscient, démoli, sur qui se déversent les pommes comme autant de coups de poing.

Sa clé tourne dans la serrure deux fois, Max n'est donc pas rentré. Elle ne peut s'empêcher de parcourir des yeux le seuil, comme elle l'a fait à chaque retour depuis sa crise, à la recherche d'un mot réconfortant sur un post-it. De cette correspondance intime, elle n'a plus parlé à personne depuis le premier mot, celui auquel elle tient le plus. Elle touche, au bout de son collier, le petit tube de métal où elle le préserve enroulé. Elle ne se fait pas à l'idée que son auteur n'est plus.