Marie Durand

KIWI, roman feuilleton de Pierre Alferi

Épisode 51 - Marie Durand

Résumé de ce qui précède :
La chambre d'enfant de Max et le salon de Daniela sont une seule et même pièce. Un post-it de Bidet parvient de l'au-delà.

Le retour de Maxime n'a pas laissé à Daniela le temps de retrouver ne serait-ce qu'un semblant de calme. Du coup, l'agitation s'installe en elle comme une douleur et se prolonge en insomnie jusqu'à l'aube du lendemain. Elle ne raconte pas sa découverte pour autant, ni les confidences de sa belle-mère. Elle sait désormais que Maxime n'est pas en reste de secrets, mais elle préfère attendre d’en avoir le cœur net pour lui mettre le nez dessus — notamment sur une certaine immense omission et un certain mensonge énorme. En résulte un silence de plomb. Son sommeil de plume est pourtant secoué par un courant d'air, par le souffle d'un événement encore très improbable : la résurrection de Bidet. L'homme de Pékin n'a pas décrit l'état de son visage. A-t-il pu faire, devant un corps défiguré, erreur sur la personne ?

Quand elle se lève, après avoir feint le sommeil jusqu'au départ de Max pour son "bureau", elle tient à peine debout. Mal elle se sent, non pas mal physiquement ou moralement – mal à l'aise là, chez elle, chez eux, chez lui. Le malaise n'est pas neuf, mais son explication récente décuple son effet. Chaque objet qu'elle touche, chaque meuble qu'elle regarde lui paraît étranger, en même temps qu'une odeur douçâtre en émane, celle de la préhistoire de Max. Elle peut maintenant dater son propre mal du moment où il l’a réactivée dans sa chambre d'origine, où il a ressenti lui-même toutes ses couches redéployées par la mémoire du lieu – oui, toutes, jusqu'aux odeurs de couches, de talc et de lait chaud. Elle a un haut-le-cœur. Elle se recouche. Elle attend sans bouger l’heure du rendez-vous.

Le Bel-Air n’est qu’à dix minutes à pied. Il avance sur le carrefour comme la tête d’un poisson dont les deux yeux vitrés regarderaient, l’un une artère champêtre ornée d’un pont en fer – l’avenue de Saint-Mandé –, l’autre une ruelle encombrée de jambons, de fruits et de gadgets – la rue du Rendez-Vous. En entrant pour franchir la barrière de reflets, elle cherche une silhouette haute, un tic. Une voix lui fait baisser les yeux. Sous le niveau du bar apparaît le visage de Marie Durand, souriant d’être tombée sur elle. Coïncidence fâcheuse pour Daniela, qui se détourne en disant qu’elle attend quelqu’un.

Parmi les attablés, elle ne trouve personne qui ressemble au regretté Bidet. Quand elle revient du fond de la salle, la naine est à son poste, toujours aussi souriante. Voyant Daniela circonspecte, elle sort d'une poche une enveloppe vierge, et, avant de la lui tendre, y trace au stylo bille, appuyée sur son sac à main, quatre mots :

Je suis avec toi.

Dans un sursaut, Daniela porte la main à son collier. Ce sont les mots. C'est l'écriture.

Marie Durand garde les yeux levés pour observer sur le visage de Daniela, qui n'ouvre pas la bouche, les effets de sa révélation. Elle se propose de répondre à toutes ses questions en l'invitant à déjeuner sur place. Daniela hoche la tête à contrecœur. Au cours de la conversation qui suit, c'est pourtant elle qui observe son vis-à-vis avec le plus d'insistance, au risque de l'offenser. Plus que par ses traits, agréables, elle est de nouveau fascinée par sa taille, ou plutôt par le scrupuleux respect des proportions dans le rétrécissement. À cette échelle, toutes les courbes jointes du corps humain lui paraissent admirables. La délicatesse des contours devient pure beauté, la distance devient attrait.

Quoiqu'elle écoute avec attention le récit d'une part inconnue de sa propre vie, ses yeux sont enchaînés à la grâce de cette femme. Chaque fois qu'elle incline la nuque, déplie ses mains, sourit à demi en parlant s'accomplit un petit miracle. Sa taille suffit à rendre cette grâce imperceptible pour la plupart. Et, pour ceux qui l'éprouvent, elle devrait la cantonner dans le registre du mignon, ou à la rigueur du joli, avec figurines, papillons, peintures sur grain de riz et autres jouets inoffensifs. Mais, s'il est une chose qu'elle n'est pas – ses yeux de basilic le disent assez –, c'est inoffensive. Dans sa voix et ses gestes s'affirme quelque chose de formidable. Pourquoi donc Daniela, qu'aucune femme n'a encore séduite, se sent-elle attirée, irrésistiblement tirée vers elle ? La beauté n'explique rien. En-deçà se creuse un fossé où l’on glisse.

Et tout à coup, en plein repas, elle comprend. Mystérieux, ce qui lui plaît tant l'est seulement comme un tour bien exécuté. C'est l'impression d'éloignement que Marie produit autour d'elle — tout autour —, l'illusion de distance qu'elle maintient, jusqu'au contact. Quoiqu'elle se trouve à une trentaine de centimètres seulement d'une inconnue, de l'autre côté d'une petite table, Daniela ne ressent aucune gêne physique. La raison en est simplement que son vis-à-vis paraît être une femme de taille moyenne juchée sur une chaise trop grande à plusieurs mètres de distance. Tel est le charme unique de Marie : avec elle on se trouve toujours à bonne distance, à la bonne distance. Toujours ? Quelles que soient les nouvelles dont elle est chargée, ce recul virtuel procure un vrai bien-être.

Or elle lui en apprend de belles. Le tout premier post-it, dont elle a parfaitement reproduit le message, a dû tomber, selon elle, d'une poche de Max. Elle l'y avait en effet glissé comme une amulette alors qu'il traversait une mauvaise passe. Ils sont proches, oui, leur amitié est plus ancienne que son mariage. C'est même par elle que Sénart senior a appris l'existence du PAK. Mais il ne s'agit pas d'amour, non, quoique Maxime ait commencé par lui faire des avances, comme à son habitude. Daniela ne relève pas, cependant elle insiste : deux personnes aussi séduisantes, c'est curieux. Pour que la question soit réglée, Marie Durand révèle qu'elle ne s'intéresse qu'aux femmes.

Daniela rougit, d'autant plus qu'on en vient à parler d'elle. Elle a tout compliqué en ramassant le mot et en s'imaginant qu'il lui était adressé. En pleine crise, hospitalisée, elle s'est raccrochée à cet émissaire avec une telle foi, a placé en lui tant d'espoirs que Max n'a pas eu le cœur de la démentir, ni le front de tenter une explication qui l'aurait entraîné fort loin. Il s'inquiétait beaucoup pour elle, il redoutait qu'elle ne se cloître de nouveau, alors une idée lui est venue. Il a demandé à Marie d'écrire d'autres messages pour inciter son épouse à sortir, et de les glisser sous sa porte.

Daniela remâche la nouvelle avant de l'avaler. Toutes ces manigances uniquement pour la faire sortir plus souvent ? Marie Durand acquiesce : un procédé plutôt pervers, mais l'enjeu n'est pas mince pour Max. Il doit bien occuper ses journées, n'est-ce pas ? Son regard perçant fixe Daniela, qui reconnaît en balbutiant qu'elle a eu dernièrement des doutes sur le métier de son mari, et commence à se demander ce qu'il fabrique au juste pendant les heures de bureau. Il vit, tranche Marie ! Il se promène, il lit, va au cinéma, passe des heures au café où il retrouve ses amis. Mais quelquefois il a envie de rentrer avant la nuit. Or Daniela ne sortait plus, astiquait, rangeait du matin au soir. Outre que ça la rendait folle, le pauvre n'avait plus la moindre occasion de se retrouver seul chez lui.

Marie ne laisse à Daniela, avant de reprendre la parole, que quelques secondes pour tenter de s'imaginer la vie réelle de Max. En imposteur oisif, vivant des rentes d'une affaire familiale douteuse, trainant toute la journée, abordant des filles au café, elle ne parvient même pas à le haïr. Dans quel pétrin il s'est donc mis. Et Marie lui confirme qu'il s'est trouvé piégé par son premier mensonge, une improvisation — cette absurde carrière de scénariste en chef ! Elle soupire en prenant le lustre à témoin.

Voici qu'elle rivalise avec Daniela de sérieux dans la consternation. Elle se tasse au milieu du siège, et paraît reculer, de ce fait, d'un bon mètre. C'est d'une voix lointaine et presque timide qu'elle avoue en avoir par dessus la tête des Sénart et de leurs intrigues. Celles qui concernent les affaires et la politique, passe encore. Mais elle ne supporte plus de les voir abuser de « votre » crédulité, dit-elle en relevant la tête et en plantant ses yeux dans ceux de Daniela, qui rougit de nouveau.
— Je vous l'ai dit
vous m'êtes très sympathique
j'ai profité du dernier post-it
pour vous attirer au meeting
pour vous mettre sur la voie
mais ça n'a pas suffi
et puis nous sommes correspondantes
d’une façon ou d’une autre
notre rencontre était
inéluctable.

Daniela en est à présent convaincue. Comment n'a-t-elle pas vu plus tôt le jeu qu'a joué Maxime ? À la vitesse d'un projecteur en marche arrière elle revoit ses moments de doute, passe en revue ses vieux soupçons comme on décore des soldats blessés au combat. Mais d'autres surgissent, douloureux, qu'elle voudrait soulager. Pourquoi a-t-il voulu réintégrer, puis faire racheter en douce par son père son premier domicile ? Pourquoi tient-il tellement à passer du temps chez eux seul, comme l'enfant qu'il fut dans sa chambre ? Marie Durand hausse les sourcils.
— Pour se reposer ?
cette vie de fuyard l'épuise
(Moue dubitative de Daniela.)
pour y retrouver quelque chose ?
mais quelque chose d'immatériel.

Daniela bout. Dit préférer ne pas savoir. Cette histoire de fous l'exaspère. Pourquoi lui raconter tout ça ? Chacun n'a-t-il pas droit à ses petites illusions ? Marie lui répond bas. Elle ne lui dit que quelques mots, mais son ton calme la douleur.

Se sentant faiblir, le front penché sur le dessert auquel elle ne touche pas, Daniela croit se ressaisir en lui lançant un regard de défi. Elle l'accuse alors de mentir. Sans logique elle l'accuse d'être sa rivale. Pour toute réponse, Marie Durand saisit son visage et l'embrasse.