Eugène Bidet disjoncte

KIWI, roman feuilleton de Pierre Alferi

Épisode 18 - Eugène Bidet disjoncte

Eugène présente maintenant à Daniela une série d'individus dont sa rétine ne parvient pas à imprimer les traits, ni son oreille, les noms. Ils la félicitent, lui souhaitent la bienvenue, et quand ils ajoutent un hommage de leur cru, c'est pour louer son élégance vestimentaire, son amabilité, sa conversation, sa coiffure, toutes choses qu'elle sait factices. Se rappelant le mal qu'elle eut à se rendre présentable, elle sourit d'être ainsi complimentée, comme si elle l'avait en effet dessinée puis modelée, pour cette part d'elle-même offerte avec laquelle elle sera toujours le plus mal accointée.

De chaque membre du club qu'Eugène lui donne de passer en revue elle ne retient que la particularité la plus saillante :
le col Mao d'un retraité à l'allure militaire ;
les lunettes fumées d'un adolescent acnéique de méchante humeur ;
le juste-au-corps osé d'une quasi-naine au nom inenregistrable (Marie Durand ?) ;
la charpie qui sert de doudou à une fillette qui se dandine ;
la calvitie d'un quinquagénaire, identique à celle du docteur ;
le rouge à lèvres orange d'une trentenaire, identique à celui de madame Sénart ;
les mèches plaquées sur les tempes d'un homme osseux et couperosé à l'accent germanique, qui embaument le pétrole et l'eau de Cologne.

Il faut dire qu'elle guette la réapparition de Max, et que, lorsqu'enfin elle a lieu, c'est auprès d'une jeune femme, puis d'une autre, jolies de loin, brunes toutes les deux, et surtout d'une chaleur et d'une gaieté qui ont le don d'agacer Daniela. Ces grues ne sont sûrement pas des cousines. Repoussant l'idée monstrueuse que Max soit en train de flirter, ou, pire encore, qu'il se soit échappé en leur compagnie quelques minutes plus tôt, elle envisage le choix qu'il a pu faire d'inviter d'anciennes amoureuses. Ne serait-il pas, alors, d'une perversité ou d'une ingénuité également remarquables ?

Cependant Eugène entrecoupe les présentations de remarques sans aménité sur le genre psychosocial de chacun. Elle lui reproche, d'un oh muet, ses sarcasmes. Il s'obstine.

— Vous pouvez vous moquer de mes catégories
prenez-vous en plutôt [tic]
au besoin aberrant [tic] des autres
qui nous fait adopter un genre
en ce qui me concerne je peux tout à fait vivre seul [tic]
je veux dire absolument seul [tic] [tic]
sans douce moitié
et même sans le monde extérieur
SANS VOUS TOUS !

Il a soudain élevé la voix, pas assez pour réduire au silence la trentaine de convives papotant, mais assez pour que tous ils se tournent vers lui.

— Si j'ai faim [tic] je ronge mes ongles !

Il dit en portant son index à sa bouche et il montre les dents. Daniela baisse les yeux vers ses propres doigts, qu'elle a, pour la première fois de sa vie, manucurés la veille dans un salon de beauté. Elle ne sait plus où se mettre, d'autant moins qu'elle croit voir les regards converger, après qu'ils ont effleuré son voisin, vers sa propre personne. Eugène leur a fourni le prétexte qu'ils attendaient pour la toiser à une distance confortable, pour mater la mariée comme ils ne pouvaient décemment le faire lors des présentations.

Hors du cadre poli d'un échange, leur soixantaine d'yeux, noirs et denses comme des capuchons de caoutchouc au bout d'antennes métalliques, ont une dureté, une crudité qui l'effraient. Elle croit entendre prononcé comme une sentence : « C'est elle ! ». Elle se sent alors dénudée par cet Argus soudain formé, rougit jusqu'à la racine des cheveux et, profitant de ce qu'Eugène ne s'adresse plus à elle en particulier, tourne le dos à l'assemblée, négligeant le fait qu'elle exhibe ce qui lui était encore dérobé : son verso, où ses fesses moulées dans le satin deviennent le point de mire collectif. Elle s'est placée comme sur ces divans pour deux qu'on appelle des « conversations », à côté à l'envers d'Eugène, devenu pâle comme un spectre, et dont la voix déraille.

— Moi je n'ai besoin de personne [tic] !
si j'ai soif [tic] je ravale ma salive !
si j'ai froid [tic] je me retire dans le silence de mes organes
où règne une température [tic] constante [tic] de trente-sept degrés !
vous me coupez les vivres [tic] ?
je m'en beurre les fesses !
je veux pas en croquer de votre oseille moisie [tic]
vous m'entendez ?
et si j'ai des élans d'amour [tic]
eh bien j'actionne ma pompe d'une main [tic] [tic]
pour expulser l'excès de sperme !

Daniela se tourne vers lui affolée. Il joint le geste à la parole. Elle ressent une crampe en haut des joues qui lui fait prendre conscience, au moment où il se débloque, du sourire fixe qu'elle arborait jusqu'à présent. Puis elle interroge des yeux la troupe, qui déjà les ignore et reprend de plus belle son papotage après quelques haussements d'épaules, quelques sourires, des yeux au ciel qui semblent dire : " C'est encore ce Bidet. Il ne peut voir du monde sans faire un esclandre. Ne lui faisons pas le cadeau d'une réaction. Refusons-lui l'attention qu'il mendie. Il hurlerait n'importe quoi pour être entendu, pour être tout court. Mais il n'existe plus pour nous."

Elle a tout de même surpris un homme à cravate jaune en train de se plaindre à ses voisins, qui l'approuvent.

— Ça devient intolérable.
— Et dangereux.
— Vous avez entendu ?
— Il faut que ça cesse.

La respiration d'Eugène est sonore ; il reprend son souffle, il transpire, un peu de couleur lui remonte au visage. Peu après que le brouhaha s'est refermé sur son éclat comme l'eau sur un caillou qui vient de ricocher, une exclamation les distrait. C'est l'homme au col Mao, qui à son tour a décidé de choquer l'assistance par une profession de foi guerrière. Elle ne distingue pas bien ses phrases, mais elles parlent de diplomatie et de stratégie d'un point de vue confessionnel, comme s'il ne pouvait plus y avoir que des querelles de religion. Le ton est monté entre lui et le jeune couple de bobos à bébés jumeaux, tenants sans doute d'une vision plus écolibérale du monde, au point que le docteur Sénart croit devoir voler à leur secours.

Il prend l'officier en retraite par le col de la veste, qu'il relâche avec une grimace, la paume meurtrie par les branches acérées d'un crucifix de cuivre embusqué dans le tweed du revers. Les mots qu'il souffle sur le nez de son parent sont inaudibles, mais le visage de celui-ci se congestionne, devient tomate, et il recule en se tassant comme un boxeur blessé.

L'incident a dû dégriser Eugène : un nouveau venu ne pourrait deviner qu'il sort d'une crise. Il murmure sans lâcher des yeux le couple attaqué.

— Vous aurez remarqué leur dignité prudente
les Jurieux ne s'en départissent jamais
bon genre impeccable
même dans les disputes
il faut dire qu'ils ont l'habitude
cette scène se reproduit à chaque réunion de famille.
(Daniela n'ose pas demander : Et celle que vous venez de faire ? Et l'indulgence de tous à votre égard ?)
— Le colonel Sénart
dès qu'il a un coup dans le nez
ne peut s'empêcher d'étaler des idées
qu'il croit provocantes
elles ne sont que [tic] méchantes
lui non plus [tic] vous ne l'aviez jamais vu ?
(Daniela fait non de la tête.)
c'est l'oncle paternel de Max
les officiers ont droit à une retraite précoce
peut-être est-ce le guerrier en lui [tic] qui le démange
depuis qu'il a quitté l'armée pour la finance
il voit [tic] Armaggedon partout
le docteur a beau être son cadet de trois ans
il a sur lui une autorité [tic] étonnante [tic]
il sait le tenir.

À présent, c'est l'adolescent bougon qu'Eugène lui a présenté comme un neveu par alliance qui se met à chanter à tue-tête « Love Will Tear Us Apart ». Sa voix de fausset mi-muée perce le tympan, il saute d'un pied sur l'autre et agite les avant-bras. Il lance à Daniela un regard rigolard, mais finit par obtempérer à la main levée au-dessus des têtes, en forme de bec qui se ferme, d'une forte dame qui doit être sa mère. Alors son visage se fige de nouveau dans sa moue d'assassin.

Ces turbulences ont brassé les groupes ; elles ont accéléré les changements de cavaliers dans le bavardage obligé. Daniela se souvient de ses témoins Pilar et Louverture, qu'elle a lâchement abandonnés à leur sort d'étrangers. Elle fait part à Eugène de son scrupule, et le fuit au prétexte qu'elle doit bien s'enquérir de ses seuls invités. Elle croise le chemin cahotant de la corbeille de fruits et attrape au passage une pomme rouge.

Maxime s'étant rapproché, elle fait un détour et prépare la phrase par laquelle elle compte bien l'interroger sur son badinage (« Tu étais en charmante compagnie, dis-moi »). Mais il s'est tourné vers les plateaux de canapés comme son interlocuteur, le colonel Sénart, de nouveau en veine après son humiliation. Elle ne sait comment se manifester dans leur dos, attend un peu. L'officier est en train de féliciter son neveu.

— Je n'ai pas besoin de te le rappeler
tu as droit à une part de plus
simple formalité
maintenant qu'on a tous vu
il suffira de te munir du certificat de mariage
la prochaine réunion est jeudi
au fait
tu as eu des nouvelles de la production de mois-ci ?
Gibraltar a battu son record.

Daniela renonce à les interrompre, supposant qu'ils parlent boulot et impôts — pour que ce soit un vrai mariage, il faut bien que l'on parle impôts. Elle se dirige vers Louverture, qui a rejoint Pilar à l'autre extrémité du buffet.

À mi-chemin, quand elle va croquer dans sa pomme, elle remarque une tache, comme un tatouage en négatif, qui semble un entrelacs de signes parent du monogramme d'un ex-libris. Elle s'arrête, reconnaît un 3 et un F accolés. La troisième arabesque, au-dessous, est moins claire — peut-être un T. Elle n'a qu'une minute à attendre pour que la corbeille repasse devant elle. Vérification faite, tous les fruits de taille respectable, qui forment un camaïeux de rouges violacés, portent la même marque. Ce qu'elle avait pris pour un T s'avère être un petit r maniéré. Plantée sans vis-à-vis au milieu de la foule, elle croque autour de l'énigme décolorée et la fait disparaître dans son estomac.