Dans les pommes

KIWI, roman feuilleton de Pierre Alferi

Épisode 45 - Dans les pommes

Résumé de ce qui précède :
La vraie Sylvie Vartan affirme que Bidet ne reviendra pas.

Sous le garçon buté qui finit par avouer se prénommer Patrick, la vraie Sylvie Vartan cache une chic fille. Son regard sur la visiteuse se met au point et se réchauffe. Elle déclare d'une voix timide qu'elle a deviné qui elle est. La femme d'un ancien ami, oui, c'est ça, Eugène l'a mentionnée plusieurs fois avec bienveillance. Daniela confirme d'un hochement accompagné d'une révérence des paupières. Derrière Sylvie Vartan une théière en étain fume et geint sur un Butagaz. En l'éteignant elle invite Daniela à partager un thé à la menthe, qu'elle sucre énormément. Elle offre au derrière de son hôte un coussin de méditation en forme de demi-lune, et s'installe en tailleur sur le matelas converti en divan par l'ajout d'un carré de toile noire.

Sylvie Vartan explique sa méfiance par le fait que Bidet ne reçoit personne. Il est son seul voisin, quoique les combles aménagés comprennent deux autres pièces, car celles-ci servent de remises aux bourgeois propriétaires des étages nobles. Comme leurs chambres de bonne n'ont pas été, faute d'une surface suffisante, transfigurées en studios à douche et kitchenette, ils étaient destinés à se rencontrer au point d'eau – ce réduit qu'a vu Daniela ouvert sur le palier, où cohabitent un lavabo, une douche et des toilettes. Ils s'y croisent au moins à l'aube et au crépuscule.

Dans de si petits espaces, on a envie de vivre la porte ouverte. Ils sont donc devenus pratiquement concubins. Quand Sylvie Vartan revient du bar où elle pratique, elle a pris l'habitude de partager le petit-déjeuner d'Eugène avant de se coucher. Il la regarde se démaquiller. Quand elle se prépare à sortir en fin d'après-midi, c'est Eugène qui partage son petit-déjeuner à elle. Il la regarde s'habiller.

Une alimentation équilibrée, pense Daniela. Eugène ne travaille donc pas ? Si, plus ou moins. Lorsque Sylvie Vartan a emménagé, deux ans plus tôt, il passait déjà l'essentiel de son temps à lire, fumer et se soigner. Il avait quitté un emploi de comptable dans l’import-export pour travailler chez soi. Interrogé sur la nature de cette activité, il répond invariablement qu'il « vérifie ». C'est un sédentaire, et il communique peu. Il ne possède ni voiture ni pc ni télé ni portable. En deux ans, il n'a manqué qu'un seul de leurs petits déjeuners, et ce fut justement pour se rendre au cocktail de mariage de Daniela. Mais il ne s'enferme pas. Pendant les absences de sa voisine, il lui arrive de sortir pour aller en bibliothèque.

Il se « soigne » de quoi ? Et il « vérifie » quoi ? Sylvie Vartan n'est pas très sûre. À en croire Eugène, sa santé a toujours été fragile. Il plaisante sur le fait que l'invention de son aïeul Bidet, non seulement n'a pas fait la fortune de sa branche de la famille, mais l'a condamné à une vie d'avorton souffreteux. Outre les tics de son enfance, qu'il a amplement développés, il a contracté une espèce de fièvre exotique, bénigne en général, traîtresse et tenace chez lui. Il vérifie toutes sortes de choses, d'informations économiques et politiques, voire privées. Ainsi les plaintes d'un écrivain bicentenaire, qui tout au long de sa correspondance crie misère et mendie, lui ont paru suspectes, alors il a enquêté plusieurs mois sur ses ressources, le cours de la monnaie et le coût de la vie à l'époque. Ce n'est pas le genre d'occupation qui crée des liens.

Daniela récapitule. Donc Eugène vérifie, et Patrick rend Sylvie à sa vraie nature. Ils peuvent communier dans le Vrai, et donc ils s'entendent à merveille. Bien. Et maintenant, où est-il passé ? Sylvie en a-t-elle une idée ? Quelqu'un d'autre le saurait-il ? Pour obtenir une réponse, Daniela doit d'abord satisfaire la curiosité du témoin. Elle-même, dans la vie, elle fait quoi au juste ? Elle réparait des livres, elle reliait. Dernièrement elle a arrêté pour se consacrer au rangement du foyer. "Nous nous comprenons, dit Sylvie, oui oui, en fait nous sommes tous les trois de la même partie. Et vous avez le cuir trop tendre, vous aussi."

Eugène a plusieurs fois évoqué en termes vagues, d'un ton sarcastique ou amer, sa brouille avec plusieurs amis, la déception qu'ils lui causaient. De temps à autre, il prend un appel sur sa ligne fixe, et toujours de la même personne, un certain Horatio, dont il se moque gentiment, imitant son accent. Daniela croit reconnaître l'Homme de Pékin – ce serait donc son prénom. Sylvie Vartan n'aurait pas son numéro, par hasard ? Ah non. D'ailleurs il ne s'est pas montré chez Eugène plus qu'un autre.

À la connaissance de Sylvie, il n'y a eu qu'une visite en deux ans. C'est une violente dispute qui l'a réveillée en plein après-midi. Elle se souvient d'une silhouette raide, d’une nuque militaire. Il y a environ six mois ? Oui. Daniela croit identifier l'oncle Sénart. Elle se souvient que, selon l'Homme de Pékin, cet individu a voulu associer Eugène à ses affaires.

— Merci pour tous ces renseignements
et dites-moi
sans indiscrétion
vous couchez ensemble ?
— Sans indiscrétion non
moi je n'aime pas les hommes et lui
il n'aime même pas les femmes
sans mauvais jeu de mot
il serait plutôt zérosexuel
mais vous
sans vouloir vous insulter
vous êtes une vraie muflesse.
— Pardon mais je me fais du souci
la dernière fois que vous l'avez vu
c'était
— Avant-hier soir
quand je suis partie travailler
il m'a dit qu'il sortait aussi
pour conclure son rapport
il devait parler à quelqu'un
pas longtemps mais au diable.
— Au diable ?
— Vers Orly.
— Orly ?
Il n'avait pas de projet de voyage ?
— Plus casanier que lui tu meurs
remarquez si
parfois il citait Gibraltar
disait que pour bien faire
pour bien tout vérifier
il faudrait aller jusque-là
que ce n'était pas si loin d'ailleurs
mais pas dernièrement
vous savez qu'il plaisante tout le temps
je répondais mais oui c’est ça
pourquoi pas au cap Horn ?
— Et vous n’avez aucune idée
de ce qu’il voulait vérifier.
—Aucune.
— Bon
mais enfin ça ne fait que deux jours
pourquoi vous dites qu'il ne reviendra pas ?
— Votre visite
votre inquiétude
le fait qu'il n'appelle pas.

Le thé a refroidi. Au fond du petit verre un film irisé s'est formé à la surface d'une mare pleine de sucre vaseux. Daniela remercie et prend congé. L'angoisse monte à mesure qu'elle descend l'escalier. À chaque degré l'angoisse serre son garrot d'un cran. Le heurt du talon sur la marche remonte jusqu'aux viscères. Le goulot noir du vestibule la crache sur le trottoir.

Alors elle pause, respire et se raisonne. D'Orly Eugène a dû prendre un avion pour Gibraltar. Il a dû décider le jour même, une urgence lui apparaissant qui l'emportait sur sa conférence du lendemain. Et s'il n'a prévenu personne, c'est sans doute qu'il compte rentrer vite. Elle essaie de l'imaginer. En ce moment même, pense-t-elle en lui souriant des yeux, il marche dans le soleil.

Elle n'est plus qu'à cent mètres de chez elle quand elle se sent prise de tachycardie, avant de reconnaître le vibreur de son téléphone. Le message ne vient pas de loin, puisqu'il est de Pilar.
— Un Horatio ici pour vous.
Vous attendons.
S'il a pris la peine de venir la trouver chez elle, c'est qu'il a su quelque chose. Elle ne fait pas un pas, elle regarde le vide, puis elle baisse les yeux. Son pouce tapote sur le clavier.
— Pilar ?
vous pourriez me passer ce Monsieur ?
merci beaucoup
oui j'arrive je suis tout près
allô ?
oui
oui merci d'être venu
dites-moi
vous avez des nouvelles d'Eugène ?
formidable !
dans les pommes ?
ouf !
attendez-moi
je suis presque là.

Elle franchit à grandes enjambées la trentaine de mètres qui les sépare encore. La voix dissonait sur la ligne, mais elle a reconnu l'accent de l'Homme de Pékin. Touchée qu'il ait compris ses craintes, à défaut de les partager, et soit venu la rassurer, soulagée de savoir Eugène retrouvé, elle se souvient du trac auquel il est sujet. S'il a perdu connaissance la veille du meeting, il a peut-être souffert ensuite d'une forme d'amnésie temporaire — elle est payée pour savoir qu'on s'en remet vite. Elle s'exaspère, à toujours supposer le pire pour n'avoir que de bonnes surprises. Tout de même, elle se demande ce qu'il a bien pu faire depuis presque quarante-huit heures.