À demeure

KIWI, roman feuilleton de Pierre Alferi

Épisode 21 - À demeure

Résumé de ce qui précède :
Jeune mariée, Daniela Sénart se trouve prise dans un réseau dense de parents voisins et de voisins amis.

Trois semaines suffisent à Max pour se retrouver installé dans le petit deux-pièces de Daniela comme s'il y avait toujours vécu. Cette faculté d'adaptation n'a d'égal que la violence du séisme chez elle. Chez elle ne veut plus dire grand-chose. Certes, elle ne connaît pas la crispation réflexe du propriétaire qui sommeille en tout locataire, et dont les mains se tordent et le poil se hérisse à la moindre intrusion. On dirait plutôt qu'elle se désagrège. Elle constate sans réagir, comme une décapitée chercherait ses yeux de ses doigts, la perte d'un centre dont elle ignorait jusque-là l'existence.

De la périphérie elle a, en revanche, une conscience aiguisée. La membrane invisible qui filtrait la rumeur, tendue autour d'une sphère d'air respirable où se mouvoir à l'aise, est lacérée de toute part. Le vent s'engouffre et fait claquer portes et fenêtres. Derrière le mur il n'y a plus un mystérieux couple bruyant, mais la part belle de sa famille en les personnes du docteur Sénart et de son infirmière d'épouse. Du jour au lendemain se trouve abolie la distance bienveillante que supposaient pour elle de bonnes relations de voisinage.

Dans les trois bâtiments collés du 55 bis, il n'y a plus d'anonymes animaux humains, mais un Alsacien ivrogne avenant qui emprunte le même escalier, dans le bâtiment B un jeune couple à jumeaux parfait, et dans le C une mère célibataire et son grand fils casqué, toutes personnes susceptibles de la saluer, la questionner ou, pire, l'inviter à prendre un café. À l'assiégée la rue de Picpus et ses affluents n'offrent même plus d'issue. Dans ce quartier calme et vieillot elle risque désormais à chaque pas de tomber sur deux coquettes dangereusement jolies, une naine, deux vieilles oiselles de malheur, un colonel en retraite et stratège du dimanche, elle en oublie.

Le seul qu'elle aurait plaisir à croiser n'est pas le plus aimable, mais elle a le pressentiment qu'Eugène Bidet, qui marche avec difficulté, ne va pas souvent battre le pavé. Si au moins elle pouvait donner du champ à la solitude qui lui reste en séjournant dans l'ancien atelier justement baptisé « séjour », et laisser sans danger son regard, tel un chien au bout d'une laisse à enrouleur, errer dans l'impasse par la fenêtre sans rideau. Mais il pourrait à tout moment rencontrer celui du Samoan, qui ne pourrait alors éviter de lui faire un signe. Certes, elle est curieuse du son de sa voix, depuis le temps qu'elle l'observe muet. Mais ensuite ? C'est de vivre auprès de ces gens, de tous ces gens jour après jour et ad vitam, qu'il s'agit, c'est de vivre observée par eux. Car leur présence à son mariage en fait plus et moins que des connaissances, parents de fait, amis de droit, et d'elle, leur complice par alliance. Comment accueillir une famille si large et si groupée ? Que dira-t-elle quand elle rencontrera, par hasard fatalement, l'un ou l'autre de ses membres ?

La chose ne manque pas de se produire, avec un résultat d'abord rassurant. Ayant trop longtemps hésité dans la queue de la boulangerie, à un mètre derrière madame Gripin-Lenclos, elle cherchait parmi tous les noms de néo-pains privatisés celui qui correspond à la baguette de base ? Campaillette ? Banette ? Tradi ? Quatre-saisons ? Métrodor ? Festival ? Baguépi ? Mais elle n'a qu'à répondre par une exclamation de joie et un sourire au hochement de tête obséquieux dont la veuve la gratifie dans son demi-tour pour gagner la sortie, ce qu'elle fait de son petit pas, le pied léchant le sol, sans demander son reste. Monsieur Jurieux, qui traverse le hall harnaché dans un porte-bébé à motifs psyché, se presse de lui murmurer sa crainte de réveiller celui de ses deux fils qui dort du doux sommeil du fœtus kangourou. Leur bref échange n'apprend à Daniela que le prénom du chérubin, José. Et encore : Jurieux pourrait mentir, il pourrait s'agir de Marcos.

Et puis elle ne rencontre personne pendant plusieurs semaines. Elle se persuade alors que sa peur est exagérée, qu'elle est l'ombre jetée par la trop haute idée qu'elle se fait de la discrétion. Discret, chacun des amis de la famille qu'elle a croisés l'a été à un point qui finit même par l'intriguer. Champion en la matière est le colonel, qu'elle a vu remontant le trottoir d'en face non loin du 55 bis. Tandis qu'elle admirait sa foulée sportive, sa chevelure d'un noir peu crédible, son menton volontaire, glabre et hâlé de spot publicitaire pour after-shave il a jeté sur elle un coup d'œil interrogatif, puis il a passé son chemin : elle doit se rendre à l'évidence qu'il ne l'a pas remise.

Les regards de tous ces passants intimes sont d'ailleurs emplis d'une curiosité qui passerait pour indiscrète si ne la démentait une réticence à lui parler, fût-ce pour lui poser des questions, et une certaine hâte. Ils se montrent tous presque aussi laconiques que le Samoan d'en face. Le ton de leurs voix, mixture diversement dosée à base de politesse, de sollicitude et d'appréhension, lui interdit de s'attarder. Elle en conclut qu'aucun ne tient à faire plus ample connaissance. Ce manque de chaleur ne la surprend qu'à moitié. Ils ont tous l'œil inquisiteur et la langue empruntée du bourgeois qu'un clochard sollicite. N'est-ce pas qu'ils ont vu, dès les présentations, ce qu'elle sait intimement ? Daniela ne présente pas plus d'intérêt pour eux que pour soi. Elle a pourtant cru que Bidet s'était pris de sympathie pour elle. Elle-même est intriguée par son délire, qui ne lui déplaît pas. Or il n'apparaît pas une fois, ne donne aucun signe de vie. Elle demande en passant de ses nouvelles à Louverture, qui n'en a pas. Au moins, elle ne risque pas pour le moment d'assister à l'une de ses crises.

Ainsi le voisinage de Daniela redevient-il à peu près sûr en quelques semaines. Bouleversé par l'éclosion de nouvelles connaissances à tous les coins de rue, il ressemble à un jeu de cartes répandu dont certaines se sont retournées. Mais il se stabilise dans la forme qu'il vient de prendre, et ses pièges paraissent déjouables. D'ailleurs, elle sait que le danger principal est ailleurs : à côté. Ses parents le plus proches sont aussi les plus proches. Leurs scènes et leur pratique pseudo-médicale ont montré que les Sénart sont gens fantasques, brutaux et impudiques. Ils se feront sûrement un plaisir de s'irruer dans la vie privée de leur bru, de s'immiscer dans les plis de sa psyché, libérés par Max en personne, leur beau cheval de Troie. Daniela trouve moins drôle ce voisinage avec le cabinet, maintenant que Max est à demeure, comme retombé au fond de l'entonnoir social, dans le giron de sa famille. Dieu sait, du reste, quels effets ce retour aura sur lui, sur ses humeurs, sur son amour.

Or, elle constate, avant d'avoir pu observer chez lui le moindre changement, qu'aussi bien la mère folle que le père colérique font preuve de savoir-vivre. Jamais ils ne viennent sonner. Ils n'appellent pas à tout bout de champ. Ils se gardent d'intervenir dans l'emménagement de leur fils. Ils ne prodiguent de conseils ni domestiques, ni affectifs, ni financiers. Max ne fait rien non plus pour resserrer les liens. Comme, par ailleurs, la trêve dans leurs hostilités vespérales se confirme, elle en vient en quelques semaines à considérer la cage de l'escalier B comme une province pacifique. Sa mitoyenneté ne lui revient en mémoire qu'une fois par semaine, lors du repas dominical que Max a toujours partagé avec ses parents, auquel elle est dorénavant conviée. Cette visite ne lui coûte pas des efforts surhumains : il ne s'agit que de descendre, de parcourir quelques mètres et de remonter au niveau du point de départ. Cependant, ce court intervalle sépare deux mondes, deux âges du monde. Le troisième dimanche après le mariage, elle ne songe déjà plus du tout, en franchissant le seuil du cabinet-appartement, à la proximité du sien.

C'est que la vie des Sénart, tant qu'elle ne déborde pas de l'escalier B ni de l'heure que Daniela leur consacre de bon gré en ce jour nul où d'ailleurs elle n'est bonne à rien, a le don de la captiver. Leur silence de la nuit, dû peut-être à un déménagement en catimini de leur chambre, symétrique de celui qu'elle-même a vite opéré, et voulu dans un même esprit de pudeur, Daniela s'aperçoit qu'il la frustre de quelque chose. Les mauvaises habitudes n'étant pas les plus faciles à perdre, elle n'est pas mécontente, une fois établi un voisinage sans équivoque, de pouvoir satisfaire quelquefois sa curiosité de leur couple, de son unité de façade et de ses étrangetés. L'aperçu de ces étrangetés les trois premiers dimanches suffit à l'assurer qu'elle n'est pas près d'en venir à bout, et ne risque donc pas pour le moment de s'ennuyer à table.

Le comportement de madame S., celle des trois qu'elle connaît le moins, est le premier objet de son attention. En charge de la cuisine, elle y fait montre d'une imagination et d'une compétence rares, concevant un repas entièrement nouveau chaque semaine, où les audaces exotiques, les sucré-salé, l'épicé, les fruits inconnus, partagent la vedette avec les indémodables de la cuisine familiale, les ragoûts, daubes, gigots et autres volailles farcies. La réussite évidente de ses plats, même les desserts traîtres comme le soufflé ou la charlotte, lui vaut des éloges ritualisés. Max lance, avec un « hmm » et un sourire adressé à l'ineffable saveur, le premier compliment. Immédiatement le docteur vient le soutenir et tourne le sien, évidemment préparé, en calembour.

— La tendreté de ce rôti me fait un effet bœuf !
chapeau la chapelure !
ce qui est beau est difficile autant que la betterave !

Daniela rit quoiqu'elle ne saisisse pas toujours, puis elle renchérit à son tour quoiqu'elle trouve tout insipide. Elle soupçonne en effet que madame S. saupoudre ses créations d'un agent de fadeur, d'une espèce d'anti-sel réducteur de parfum. Mais elle impute plutôt cette indifférence à la grossièreté de son propre goût, dont ses années de sandwiches au jambon, de pizzas et de frites arrosées de Pepsi ont peut-être bloqué le développement, ou à son absorption dans un spectacle si constamment bizarre qu'elle en oublie qu'elle mange.