L'axe Pal-Pak

KIWI, roman feuilleton de Pierre Alferi

Épisode 49 - L'axe Pal-Pak

Résumé de ce qui précède :
Madame Sénart soupçonne son époux d’escroquerie.

Enfin revient le mercredi, jour du kiwi. La densité de la semaine pour Daniela ne suffit pas à expliquer la nouveauté de l'impression qu'elle éprouve dès le début de l'AG. Il ne fait pas de doute que les troupes du PAK ont grossi. La foule est telle qu'il n'y a pas d'effort à faire pour y passer inaperçu. Si l'on se fie aux codes vestimentaires, elle semble constituée à part égale de militants aguerris et de touristes. Des tracts circulent. Sur l'un, une ONG antiOGM sème le doute en signalant l'entrée en force du kiwi bio sur le marché. Un autre, non signé, demande : Vous pensez avoir des problèmes personnels ? et répond : Vous vous trompez, nous avons tous les mêmes. Il nous faut un front unitaire. Jusqu'à l'entrée du délégué, Daniela ne connaît personne.

Son discours porte cette fois sur le nombre des adhésions et le succès de l'action à Rungis. Il déplore qu'une partie de l'attention médiatique soit dûe à la mort accidentelle d'un camarade, mais il se félicite de l'alliance avec le Parti Anti-Litchi, décidément appelé à devenir un mouvement frère. Il fait le vœu que les actions à venir soient mieux ciblées, pour vite aboutir à un boycott large et tenace. L'intervention se clôt sur une note pragmatique : cesser d'acheter (kiwis ou litchis, par exemple), cet acte simple — à peine un acte — exige une résistance d'airain.

Daniela s'éloigne de l'estrade quand elle est poussée par un homme trop pressé pour demander pardon. Lorsqu'il croise son regard il se ravise pourtant ; un rictus avenant a retendu ses traits.
— Tiens
désolé je dois m'éloigner
les gens sont susceptibles
un imbécile a pris la mouche
dès que j'ai parlé de son torchon.
Daniela ouvre la bouche pour lui dire au revoir, mais le célèbre Yves Bourguignon ne lui en laisse pas le temps.

Déconcertée par l'affluence, elle ne sait trop comment s'y prendre pour en savoir plus. Qui était à Rungis et pourrait témoigner ? Elle croit se souvenir soudain que le délégué avait été prévenu de la défection de Bidet, ce qui n'a pas semblé suspect sur le moment. Elle le cherche des yeux, mais il a déjà dû se fondre dans la masse. La confusion qui s'en dégage lui rappelle qu'elle Pa perdu le guide que fut Eugène parmi la foule de son mariage, et celui que son substitut l'homme de Pékin fut dans la dernière assemblée.

Celle d'aujourd'hui lui paraît plus opaque et revêche ; ses fluctuations empêchent le regard d'en extraire un individu. À ses yeux les nouvelles recrues gravitent autour de deux pôles également répulsifs : du côté militant, le militaire, et, du côté sympathisant, le curieux en mal d'aventure. Elle s'imagine même qu'ils savent tous que le boycott d'un fruit frais n'est qu'une visée factice, mais jouent le jeu parce qu'ils savent aussi que sans la fiction, sans l'histoire plus ou moins puérile que chacun se raconte, la réalité ne tiendrait pas une minute debout.

Désespérant de trouver une figure sur quoi s'appuyer, elle croit distinguer au loin, surnageant au bord de la foule houleuse, la plus énigmatique de toutes, la silhouette sphérique du voisin samoan. Sans grand espoir, elle s'en approche pour retenter sa chance. À mi-distance elle reconnaît la tortue redressée mais capable, au premier contact, de rétracter ses membres courts et sa tête sans cou. De près il redevient une sphère, élastique et spacieuse comme le Chaos lui-même, dépourvue d'orifices pour ne pâtir de rien. Quoique ses premiers mots confirment cette impression, elle s'évanouit bientôt devant le ton affable et la clarté de ses réponses. Il se montre avec elle étonnamment ouvert.

— Toujours pas convaincu ?
— J'évite d'écouter pour ne pas être influencé.
— Mais vous appartenez au PAK.
— Ni au PAK ni au PAL
je viens en observateur comme vous.
— Pour le compte de la 3FR ?
vous êtes un actionnaire ?
— Ni membre ni actionnaire
je m'occupe du Réseau des Îles
à peine un groupe
un réseau d'entraide informel.
— Entre toutes les îles du monde ?
— Entre insulaires exilés
il n'y a que des individus.
— Que peut vous faire alors
la naissance d'un nouveau parti ?
— Votre ami Eugène Bidet
j'ai eu l'honneur de le connaître
il était né à Malte
je suis aussi en relations avec monsieur Louverture
venu de Guadeloupe
et madame Cortez la gardienne de votre immeuble
originaire de Madère
nous cherchons la même chose que vous.
—Eugène semble intéresser tout le monde
maintenant qu'il est mort.
— Comment
voilà ce qui m'intéresse.
— Vous savez quelque chose ?
— J'ai une piste
pas de certitude
il faut tendre l'oreille
aux chuchotements pas aux discours
ne restez pas mélangez-vous
vous circulerez mieux que moi.

Galvanisée par ce soutien, elle s'exécute et va fureter en périphérie, vers les entrées et les sorties, les stands et la régie. À mesure que la foule se distribue en petit groupes de discussion, le sol apparaît jonché de papiers divers. Quelques militants désœuvrés se mettent à débarrasser les tables ; les plus zèlés ramassent les papiers envolés. Pour se donner une contenance et circuler plus discrètement, Daniela les imite. Il y a toujours une feuille qui justifie qu'elle se dirige vers tel ou tel. Du coin de l'œil elle repère, à droite de la tribune, l'écrivain Bourguignon. Son visage est aussi fermé que tout à l'heure, alors qu'il fait face à la salle, épaules frôlant le mur lépreux. Il est isolé, mais remue les lèvres de temps à autre, comme s'il se parlait à lui-même. Elle se rapproche à reculons.

Les têtes cachaient le mur derrière Bourguignon jusqu'à la hauteur de son coude. Or c'est justement là que culmine le contour frêle de son interlocutrice de profil. Daniela ne l'aurait jamais vue si elle ne s'était faufilée presque jusqu'à elle, au risque de se trouver à découvert. Son petit gabarit et sa grâce lui sont tout de suite familiers. C'est cette Marie Dupont, ou Dupuis, dont la beauté n'apparaissait qu'à bout portant parmi les convives du mariage. Elle pouvait bien être présente aussi la dernière fois, dans l'ombre des plus grands, protégée des regards comme l'orchidée dans un sous-bois. Par chance, un stand est déserté à gauche de Bourguignon. Daniela va y ramasser des feuilles. Derrière la bâche, elle se sent autorisée par le Samoan à tendre l'oreille – qu'elle a, quand elle se penche pour atteindre le sol, précisement à la hauteur de la petite bouche. Pas un mot ne lui échappe, mais aucun sens ne se dégage.

YVES BOURGUIGNON — Faites-nous le crédit d'avoir prévu
de quoi éviter les marchandages.
MARIE DUPUIS — Je vous fais un crédit immense
dois-je comprendre que le nôtre chez vous
sera aussi illimité ?
— À chacun selon ses besoins.
— Les nôtres augmentent avec le nombre.
— Comme le prix que nous attachons à vos succès
ainsi qu'à ceux de votre allié.
(Un silence d'une minute. Daniela maudit sa cachette : elle ne peut voir les gestes qui le meublent sans doute. Il est tranché par la voix grave de la belle miniature.)
— Réglé la question du montant
il ne vous reste plus qu'à m'indiquer le protocole.
— La discrétion conditionne notre accord.
— En mains propres et en public ?
— N'est-ce pas la manière agréable ?
regardez tous ces prospectus
la paperasse est la lie des échanges.
— Vous parlez en expert
mais vous voilà donc rassuré
nous savons effacer nos traces.

Silence. Daniela s'extrait prudemment du stand. Elle voit Bourguignon se diriger à vive allure vers la sortie. Marie Dupont n'a pas bougé, paraît paralysée, comme si elle craignait de se perdre dans la forêt des jambes, de se faire écraser en rejoignant la foule, pourtant plus clairsemée. Ainsi préservée, en retrait, elle suscite une drôle d'attirance. L'élan que Daniela ressent est un réflexe, comme d'approcher les yeux d'un texte trop petit. Elle se raisonne : pas un indice jusqu'ici, pas une rumeur sur la mort de Bidet. Aucune fête n'étant prévue cette fois, la réunion touche à sa fin. A-t-elle du temps à perdre avec cette presque inconnue ? Quelles chances y a-t-il qu'elle fournisse gracieusement une traduction de son dernier dialogue ?

— Bonsoir
vous étiez à mon mariage
Marie...
— Durand
mais oui
quel plaisir de vous voir ici
comment allez-vous ?
— J'ai perdu quelqu'un
vous êtes une sympathisante ?
— Militante de la première heure
mais je n'aime pas beaucoup la façon dont ça tourne
toutes mes condoléances.
— Vous redoutez les affrontements ?
— Au contraire
je crains nos amis et nos bienfaiteurs.
— Alors l'axe PAL-PAK vous êtes contre ?
— Assez
le kiwi c'était un symbole
mais le litchi
si on va par là c'est sans fin
et surtout l'affaire de Rungis
cette catastrophe dont notre délégué se vante
ça ne manque pas de susciter un intérêt malsain
certains croient pouvoir nous acheter.
— À propos de Rungis
— Je dois partir pardonnez-moi
revoyons-nous ?
vous m'êtes très sympathique.

Elle s'éloigne vite vers la droite, attrape un petit manteau suspendu au dossier d'une chaise et se laisse avaler par une porte dérobée au fond de la salle. Daniela reste avec sa question dans la gorge. Il n'y a plus grand monde ; on remballe. Dans le champ de vision où elle ne vise plus rien passe une vieille femme en noir. Marchant à petit pas de la droite vers la gauche, penchée voûtée comme un crochet, elle porte un sac arrondi noir qui frôle ses pieds. On dirait l'une des sœurs Gripin. Daniela note que sa silhouette forme un point d'interrogation.