L'évènement

KIWI, roman feuilleton de Pierre Alferi

Épisode 54 - L'évènement

Résumé de ce qui précède :
Un résumé ? Non. Pas de résumé. Plus jamais.

L'ultime journée de cette histoire est passée sans histoire par notre héroïne, à geindre et à battre sa coulpe. Elle a laissé Maxime partir Dieu sait où sans un mot, sans une question quand il a signalé qu'il rentrerait tard. Qu'attendre d'une explication ? Il aurait beau jeu de pointer chez elle les aberrations du jugement, la volonté de croire, d'avaler les coïncidences et les invraisemblances. Il pourrait même plaider qu'il n'a menti qu'en se taisant et qu'il n'a dit que ce qu'elle espérait entendre.

Une vue de plus en plus claire de la situation, un début de recul, la persuadent de vider les lieux sans délai. Mais une langueur, une masse confuse de regrets et de craintes l'écrase. Deux forces conjuguées, centrifuge et centripète, la font tourner en rond dans l'appartement jusqu'au soir. Elle se décide enfin, sinon à partir, à sortir. Le contour du pâté de maisons qu'elle longe presque à tâtons, quand il la ramène au 55 bis, n'a fait qu'élargir le cercle infernal. L'animal en elle, apeuré, sorti de la cage où il tourne, ne parvient, dans le crépuscule, qu'à tourner autour de celle-ci.

En traversant le hall, elle croise deux hommes pressés, un grand maigre et un petit gros. Pilar, sur le seuil de sa loge, les regarde s'éloigner. Daniela lui demande comment elle va.
— Bien
c'est calme
peu de fenêtres éclairées
moins d'entrées que de sorties
eux c'était une erreur
classique
entre la rue et le boulevard.
— Ah oui
quelle idée aussi
d'avoir donné le même nom à deux rues voisines
parallèles et puis convergentes.
— Il y a sans cesse des confusions
demandez donc à Louverture
il ne se passe pas une semaine
sans que quelqu'un me demande de lui indiquer
le siège d'une entreprise qui se se trouve au même numéro.
— Quelle entreprise ?
— L'E.C.A. ?
— Ça ne me dit rien du tout
bonsoir.
— Bonsoir.

À travers la ouate cafardeuse qui enveloppe Daniela, l'anecdote pique à peine sa curiosité. Quand elle cherche à l'interpréter, en jouant avec l'acronyme « E.C.A. », elle se souvient que sa manie de lire les choses insignifiantes — sa « décryptose » — ne l'a pas rendue jusque-là moins dupe des impostures. Elle doit bien s'avouer que voir des signes partout lui a surtout servi à éviter la bête, la consternante et banale vérité.

Elle n'a ni appétit ni envie d'aucune sorte. Alors elle entreprend, sans attendre Maxime, de se déshabiller, démaquiller et mettre au lit. Elle en est là, le bras tendu, le coin du drap soulevé, quand elle entend que « l'E.C.A. » peut être « le C.A. », le conseil d'administration d'une personne morale quelconque. Un lien logique se tend soudain entre les faits du jour, qui leur donne une présence brillante, bruyante, incompatible avec le sommeil. Lâchant le drap, elle chausse des baskets sans chaussettes, enfile un pardessus directement sur sa nuisette, et va marcher à grands pas dans la grande nuit.

Elle descend sa rue en pensant à l'homme de Pékin en Espagne. Elle tourne dans la rue Santerre en pensant à Eugène. Puis, à gauche de nouveau, elle remonte le boulevard de Picpus à la recherche de son adresse homonyme. Le trottoir, la chaussée, le terre-plein sont déserts. La marche est longue, car le square Courteline, où elle pense à Maxime, ne termine pas le boulevard, il lui sert seulement de coude. Les chiffres continuent de croître en direction de la Nation. Mais, après une station-service jumelle de celle qui jouxte son immeuble, au 55, Daniela voit la numérotation s'interrompre. Elle ne reprend qu'au 63. Entre les deux, un groupe d'immeubles jumeau du sien surplombe un dédale d'allées très semblable, qui égrènent les numéros manquants dans le désordre.

Le 55 bis est caché dans un tournant. C'est à peine un immeuble — un rajout récent d'un étage, en préfabriqué, qui joint deux façades. Il forme deux salles séparées par un petit hall. Celle de gauche semble éclairée, mais on a baissé les stores métalliques. La porte étant digicodée, Daniela se retire dans l'ombre.

De la première personne qui passe elle emboîte le pas. C'est un aimable retraité, qui lui tient la porte, repasse devant elle pour lui en ouvrir une autre à gauche où elle n'a que le temps de voir beaucoup de lumière et de cuir chevelu, car elle lui fait signe en souriant qu'elle ne va pas là, mais où va-t-elle, la porte de droite est certainement fermée, une autre est devant elle, pourvu qu'elle s'ouvre. Elle s'ouvre, et le monsieur referme gentiment la sienne.

L'arrière de trois immeubles ferme sur Daniela une cour de prison. Elle se retourne. Rien ne l'éclaire hormis la lueur glauque qui s'échappe de la salle à sa droite par les interstices des rideaux. Mais c'est beaucoup, car du côté de ce cul-de-sac on n'a pas jugé nécessaire de baisser les volets, si bien que la base des trois fenêtres coulissantes, à un mètre cinquante du sol, laisse voir une part de l'intérieur sous le bord du rideau, surtout dans le creux de ses plis. Derrière des rangées de profils, le mur opposé présente dans la fente une série d'images mièvres — panoramas champêtres, sourires surexposés, ciels bleus — trouées par de grosses légendes noires ou blanches.

Confier sa gestion privée aux leaders de la gestion d'actifs
c'est rassurant.
Doper la croissance des actifs par l'injection de liquidités dans le marché parallèle
c'est sage.
Agir au quotidien pour pérenniser un système performant
c'est bien.
Initier sur le moyen terme des mesures impactantes
c'est beau.


À la tribune elle reconnaît tout de suite le docteur Sénart, qui préside. Puis, dans l'assistance, les profils de madame Gougeaire et des époux Jurieux, de monsieur Zem et de Clothilde Augier, du Samoan, des sœurs Gripin, du gros et du petit croisés un peu plus tôt, de Farida Belhadj et d'Yves Bourguignon, de Béatrice Merkel, de Martin Grœte, et, comme de juste, au premier rang, le profil fuyant de Maxime.

C'est donc le film muet d'une réunion des actionnaires au siège de la 3FR. Une brochette d'individus que rien ne lie, ni l'âge ni la culture, ni les goûts ni les opinions — sinon la proximité dans l'espace et dans l'échelle des revenus — rassemblés par un bien acquis, un intérêt commun. Daniela est ravie de voir enfin dans leurs œuvres ces petits porteurs, ces spéculateurs en pantoufles qui forment l'avant-garde de la bourgeoisie planétaire. Hélas, elle n'entend rien à travers la fenêtre aux joints de caoutchouc, et les deux autres, étant donné le froid qui lui fait se frotter les bras, doivent être aussi fermées.

La dernière, vers le fond de la salle, n'a pas été poussée assez fort pour faire choir le loquet. Daniela la fait doucement coulisser sur trois ou quatre centimètres. Elle doit coller l'oreille à cette meurtrière pour entendre, et le rideau qui la protège lui cache aussi tout le spectacle. Mais elle a déjà vu, pense-t-elle, ce qu'il y avait à voir. Elle prend donc position : accroupie, bras croisés, l'épaule droite appuyée contre le mur glacé. Elle s'efforce de ne plus bouger, mais le froid la saisit par le contraste avec l'air chaud qui introduit dans son oreille la voix du président Sénart.

La voix énonce une série de chiffres. Puis, la lecture des comptes achevée, elle adopte un ton plus affable et un langage plus familier pour le rapport mensuel d'activité. La principale nouvelle est bonne : une hausse prochaine des dividendes. La 3FR la doit à « une politique stricte de prix renégociés en raison de son poids croissant sur le marché ». L'implantation dans la région d'Almeria, après celle de Huelva, « commence à porter de beaux fruits ». À un actionnaire dont elle ne reconnaît pas la voix craintive, et qui fait état de faillites parmi les fonds d'investissement américains, le docteur répond par une surenchère.

— Pas d'inquiétude
au lieu de 15 % par an
c'est bientôt 20% que vous empocherez
pensez à la titrisation de la mara-des-bois
et ces succès nous permettent d'envisager
l'élargissement de la corbeille
pour nous attaquer demain à la pastèque
à la pomme et au poivron rouges
voire à la tomate
la tomate vous imaginez ?

Sur le même air enjoué, le docteur président annonce une autre bonne nouvelle. Il ne s'est pas trompé quand il a pris l'initiative de soutenir le PAK. Le PAL est entraîné dans son sillage, et l'on a contribué ainsi, « sans s'impliquer directement », à faire avancer sa cause : le boycott du litchi. Or, plusieurs sondages ont montré que la consommation de fraises croît en raison inverse de la consommation de litchis. Autrement dit, la chute du kiwi va bientôt causer celle du litchi, au seul bénéfice, mécanique, de la fraise. La perspective paraît enivrer le docteur, qui se laisse aller à ironiser sur la « stratégie politique » des boycotteurs. Atteints d'« encéphalite kiwiforme », ils ne voient pas qu'elle n'est plus qu'un détail tactique dans la grande stratégie commerciale de la 3FR.

Cette envolée suscite une première question hostile. Curieusement, elle ne semble pas provenir de l'assistance.
— Combien ça coûte ?
à quoi ça sert ?
Daniela s'avance courbée jusqu'au premier pli du rideau. Elle n'avait pas remarqué le colonel Sénart au bout de la tribune. Il a l'air remonté. De son frère le docteur le crâne seul est visible, car il s'est tourné vers le trouble-fête. Daniela n'entend rien de ce qu'ils se disent. Elle recule à petits pas jusqu'à son poste aveugle. Le colonel est en train d'accuser le docteur d'avoir englouti un argent considérable dans cette entreprise hasardeuse. Allégation gratuite, réplique l'intéressé. Alors le colonel, pointant probablement le doigt vers l'assistance, interpelle Yves Bourguignon.
— Reconnaissez devant nous
que sur l'ordre du président ici présent
vous avez remis une importante somme en liquide
à une représentante du PAK !

Balbutiement inaudible de Bourguignon. Brouhaha. Pas un son en provenance du docteur. C'est le colonel qui appelle au calme, comme s'il avait pris le pouvoir par la seule force de son verbe. Il prononce alors, d'une voix où s'entend la colère maîtrisée, un réquisitoire contre la gestion actuelle des affaires. Il fait valoir qu'encourager un mouvement dans le.genre du PAK est pernicieux, voire suicidaire. Il invoque la théorie des dominos : on ne peut exclure que dans la foulée, après le kiwi, le litchi, les fruits rouges tombent, victimes de ces agitateurs.

Des griefs plus graves et plus personnels lui font hausser le ton. Il ne croit plus aux chiffres du président, et l'accuse carrément de les maquiller. Selon lui, le docteur a tiré profit de l'homonymie entre son adresse personnelle et celle du siège pour détourner des fonds. Avec la complicité d'une banquière et à l'insu de ses voisins et actionnaires, il a ainsi organisé, « à la demande de son fils ici-présent », l'achat frauduleux de l'appartement mitoyen où vit celui-ci. Le colonel proclame qu'il est urgent de mettre fin à cette gabegie, à ces malversations, en destituant son frère. Dans le même souffle il déclare sa candidature à la présidence.

Clameurs et brouhaha. Aucune voix qui ressemble à celle de Maxime, pourtant mis en cause, ni à celle de son père. La rumeur retombe, comme en attente de quelque chose. Daniela brûle de voir, mais craint de ne pas entendre. Et c'est la voix du docteur, faible, un octave plus bas, qui réplique.
— Moi au moins je n'ai pas fait tabasser à mort
un homme dont le seul tort était de vérifier nos comptes.


Silence bref mais total.
— Salaud !
Le mot a sifflé comme un projectile, il est d'ailleurs suivi d'un fracas qui fait sursauter Daniela. Elle va vite voir dans le pli du rideau : c'est la chaise du colonel qui a crissé quand il s'est levé brusquement, puis qui s'est renversée. Il a rejoint en trois enjambées le docteur, et son visage est rouge, figé dans un rictus furieux. Les articulations de ses doigts sont très blanches. Ils serrent la gorge du docteur, dont le visage est en train de virer du rose pâle au rouge vif. Daniela n'entend rien, et la réalité semble s'être arrêtée comme dans une photographie.

Peu de secondes ont dû passer quand le dos de Maxime jaillit du premier rang. Il enjambe la tribune et tente de séparer les deux frères ennemis. Le docteur agite les pieds, mais les membres du colonel, dans sa crise de tétanie, demeurent inflexibles. De l'assistance parvient un cri aigu à travers l'épaisse vitre, étrangement lointain. Maxime lâche prise et retombe comme s'il glissait d'une statue. Le visage du docteur est violet.

Cette vision dégèle enfin le corps de Daniela, qui se précipite dans le hall et ouvre grand la porte. Les néons l'éblouissent. Tout le monde est debout. Quelques-uns, lentement, s'approchent. Elle est la mieux placée pour intervenir, mais elle freine son élan quand elle voit une silhouette gigantesque s'élever du milieu de la salle à trois mètres du sol.

Le Samoan enjambe les têtes, bondit de table en table avec l'agilité d'un gymnaste. Il atteint la tribune, dont il fait un tremplin. Et de là sa masse atterrit, avec une vitesse acquise qui la démultiplie, en position assise, les bras croisés, les yeux fermés, sur l'échine du colonel.

Maintenant les secours affluent. On s'inquiète d'abord du docteur, qui n'agite plus les pieds. À ceux qu'effraient aussi la raideur du colonel et la torsion de son cou, le Samoan, qui s'est relevé mais ne part pas, répond sereinement.
— Il est tombé dans les pommes.

FIN