Drôle de coïncidence

KIWI, roman feuilleton de Pierre Alferi

Épisode 15 - Drôle de coïncidence

Résumé de ce qui précède :
L'héroïne se retrouve mariée avec un inconnu qui l'a conquise à la piscine.

L'argument du « coup » à marquer a rencontré en Daniela plus d'écho que n'aurait fait n'importe quel discours à tonalité religieuse, civique ou même sentimentale. Le miracle du corps de Max dans son bain de révélateur, tel a été le coup pour elle, et il appelait une décision à sa hauteur. Le plus miraculeux est qu'il lui a donné en même temps l'audace nécessaire. D'un coup, elle s'est trouvée en possession d'un kit au complet du changement, avec le mobile, l'occasion et même le mode opératoire. Elle s'est aussi trouvé de bonnes raisons de croire qu'une telle chance ne se représenterait pas de sa vie. Fascinée par l'idée du courage et les risques de lâcheté, elle se serait reprochée comme une traîtrise toute considération de la prudence et des risques d'erreur.

Quand Max a évoqué, pour proclamer l'urgence de son désir, une date qui n'excéderait pas le délai légal, elle s'est imaginée le maire s'adressant au Maximilien de l'État civil. Elle a dû reconnaître alors qu'elle ne le connaissait pas, qu'elle ne se souvenait pas avoir entendu ou lu son nom de famille. Mais elle s'est dit que l'heure n'était pas aux demandes de renseignement, ni aux négociations de calendrier. De l'instant où elle a dit oui, elle s'est considérée mariée, et la cérémonie n'avait pour elle pas plus de signification que la pose d'un tampon sur une lettre écrite, pliée, glissée sans retour dans la fente.


Les deux semaines nécessaires à la publication des bans n'ont pas pour autant passé dans l'attente, mais dans une course panique, une avalanche de découvertes et de décisions. Posséder en lui plus qu'elle n'embrassait encore l'excitait tout en l'inquiétant. Elle s'est émerveillée de chaque nouvelle expression, plaisanterie, attitude, remarque, faiblesse, manie, attention de son fiancé. De l'étonnant naturel avec lequel ils cohabitaient jour et nuit, chez elle, chez lui, assouvissant ensemble, à une ou deux exceptions près, tous leurs besoins naturels et de fantaisie. De la rencontre de leurs esprits sur les sujets les plus variés. De l'enveloppe translucide qu'ils offraient l'un à l'autre regard. Avec chaque afflux d'oxygène éclot encore dans ses poumons la sensation d'avoir ce qu'elle voulait le plus.


C'est qu'aussi leur plaisir sexuel, hors de l'eau, a cru et s'est approfondi au-delà de toute espérance. Dans les conditions de pesanteur et d'intimité normales, le corps nu de Maxime avait la masse, la tension et la gravité qui exprimaient pour elle la quintessence du désir masculin. Sur elle il pesait du poids exactissime de l'amour, il la couvrait et doucement la contraignait, l'entourait et la pénétrait d'une chaleur limite un peu plus, elle aurait fondu. La comblait, sous les caresses et les assauts, l'idée que ce corps aimait le sien comme s'il le connaissait mieux qu'elle se connaîtrait jamais. Maxime traitait avec le plus grand soin, tour à tour aérien et brutal, les hémisphères sensibles qui forment, du bas du ventre au bas du dos, la planète du sexe. Les troupes de terminaisons nerveuses déployées en forme de mappemonde autour des tétons, les ouvertures du visage et toute zone susceptible de se découvrir érogène au contact d'un nouvel amant furent dûment cajolées par lui. Elle s'est plu à penser qu'il s'occupait d'elle comme un jardinier de ses fleurs, qu'il se dévouait à son plaisir, à l'épanouissement de chacune de ses plus fines parties. Elle a aimé à le voir s'appliquer, à suivre le jeu de ses doigts, ou la danse de sa langue serpentine.


Mais c'est en trouvant le plaisir de Maxime qu'elle a atteint la cime du sien. Son instinct semblait infaillible parce que les points les plus hautement sensibles chez lui étaient justement ceux dont la vue et le contact la touchaient au plus haut point. Pour la première fois elle s'est dit que la nature était bien faite, et l'effet, maximal. Par éclairs elle s'est vue commander aux organes sanguins de l'homme sexe, cœur, cortex, les piloter dans leur délire comme un bolide qui peut à tout moment voler dans le foin des rambardes mais ce ne serait pas grave, il aurait seulement joui trop vite.


Son corps agissait sur le cerveau de Max, dans ces moments bénis, avec la même sûreté, la même immédiateté que le cerveau agit sur le corps qui l'irrigue. C'est qu'il était fait dans ses moindres détails pour elle. Elle a chéri les orteils de son amant, ses genoux, les saignées de ses bras. Même sa pilosité en friche est devenue pour elle, dans sa chimie particulière, un facteur d'humidité intime. Enfin, c'est avec peine qu'elle a réfréné la piété qui poignait quand elle pressait son sexe.



En un mot, ce fut parfait. Passons sur coussins d'air, pour ne pas troubler sa pureté, sur cet état aussi lassant à observer qu'il est doux à connaître. Notons seulement que Daniela en a retiré l'énergie de prendre en peu de jours plus de résolutions qu'au cours d'une décennie.

Si toutes ses découvertes n'ont pas été aussi plaisantes, aucune ne l'a fait déchanter. Bien que Max ait mis en mode veille, le temps de leur lune de miel anticipée, les moins urgents de ses travaux en cours, son téléphone rappelait à intervalles irréguliers de huit à deux heures du matin qu'il était ce genre d'homme affairé, sollicité, entreprenant, entretenant des relations mi-amicales mi-professionnelles avec toutes sortes de gens. La juste récompense de son agitation était un revenu manifestement confortable. Comparé au salaire de misère qu'elle obtenait après des années d'apathie et d'artisanat, il lui imposait un changement d'échelle.

Il lui a dit ne pas pouvoir garder longtemps le studio coquet que cachait la triste façade de l'immeuble où elle l'avait vu disparaître un dimanche matin. Mais ce refuge était plein de beaux meubles, de machines et de bibelots. Il aimait, hélas, voyager. Pire encore, il aimait partir en vacances. Il ne comptait pas ses amis. Sa tête blonde fourmillait de projets. En rythme, en ampleur, en intensité, elle s'est vue dépassée, appelée à suivre dans sa course un Boeing, alors qu'elle ne se déplaçait qu'à pieds, à la rigueur à bicyclette.

Elle a senti qu'elle devait s'adapter vite, lâcher du lest. Qu'à cela ne tienne, elle était prête à se séparer d'un membre encombrant s'il le fallait, pourvu qu'il ne contînt pas d'organe vital. Elle voyait déjà deux candidats au sacrifice. À l'intérieur, il y avait sa mélancolie plus ou moins dormante, globalement somnifère. À l'extérieur, il y avait la reliure, pseudo-métier et vrai hobby. En l'espace de quelques jours, assimilant les nouveaux usages et points de vue dont Max l'alimentait par doubles rations, elle a pris assez d'assurance pour envisager le dragage de la vase dont son âme avait fait depuis longtemps son lit, et même une reconversion dans une autre branche de l'arbre social, que le printemps présentait sous un jour favorable. Elle a noté, d'ailleurs mais en aparté pour ne pas ternir l'éclat de son courage, que sa mélancolie se vaporisait au contact de l'amour, et qu'elle avait perdu le goût de la colle, de la ficelle et du papier tavelé, rongé ou délité. Une discussion franche avec Max au lit a achevé de la convaincre.

1. La clientèle s'amoindrissait ;
2. sa préférence allait de plus en plus aux entoilages bon marché, voire aux encartonnages ;
3. le métier se féminisait, présage certain de son extinction ;
4. Max était allergique à la poussière, ça lui avait échappé ;
5. les bibliophiles étaient de plus en plus ridicules, ils tenaient moins du naturaliste que du numismate ou du philatéliste ;
6. le coût des matières premières ne cessait d'augmenter.

Elle a conclu par l'annonce que le jour de leurs noces elle jetterait l'éponge.

La roue qui suspendait le moindre changement à un autre plus difficile s'est mis a osciller, puis à tourner en sens inverse. Maintenant, une avancée aussi modeste que d'interrompre une vie professionnelle végétative rendait possible une révolution. Elle n'avait jamais vécu « en couple ». Elle se fût de bonne grâce installée chez son fiancé. Cet ajustement-là ne lui serait pas demandé. Parce que le bail de Max arrivait à terme, et qu'elle n'aurait bientôt plus l'usage de la pièce où sa presse à vis trônait sur l'établi, couronnée d'une ribambelle d'échantillons de cuir, de fils et d'outils élancés pendus à de longs clous, il devenait possible, il devenait même naturel qu'ils s'installent ensemble chez elle. Faire salon — acquérir un canapé ! La vie commune ? l'inconcevable s'invitait sous son toit.

Sans doute, il ne venait pas de loin. Maxime rôdait dans le quartier, dans ce pâté de maisons, et dans le hall même de l'immeuble où elle s'était retranchée, jouant à cache-cache avec l'inconcevable, puisque Max y avait de la famille. Le fait qu'ils ne s'y étaient croisés qu'une fois s'expliquait par sa taille et sa multitude d'entrées. Mais la plus drôle des découvertes de Daniela, trois jours après le début de leur marathon sexuel, a été une coïncidence où elle a vu un clin d'œil du destin. Pour lui représenter la détresse où elle se trouvait quelques jours avant de le rencontrer, elle lui a raconté, tandis qu'ils flânaient dans le cimetière de Picpus, qu'elle était allée consulter sur un coup de tête son voisin de l'escalier B, un genre de thérapeute. Elle lui a passé les détails pour observer son silence, qui accoucha d'un murmure.

— Tu ne parles pas du docteur Sénart ?
— C'est lui
tu le connais ?
— Plutôt
c'est vrai qu'ils sont au même étage que toi
comme c'est un autre escalier je n'avais pas fait le rapprochement
te mettre entre les mains de ce vieux fou
tu n'as peur de rien.
— Tu vois l'étendue de mon désespoir
la misère de mon âme sans toi
tu as eu affaire à lui pour ton travail ?
— Non
mais tu sais
les parents que je viens voir de temps en temps
dans ton groupe d'immeubles ?
ce sont mes parents
tu ne connais pas mon nom de famille ?
— Je te signale que tu ne t'es jamais présenté formellement
mon amour.
— C'est vrai ?
une faute irréparable
Maxime Sénart
pour te servir.

Dieu merci, elle n'avait pas encore soufflé mot du tapage nocturne des voisins. Jamais elle ne s'était dit que ces deux-là pouvaient avoir fait un enfant. Qu'ils aient engendré un tel ange témoignait d'un caprice divin. D'ailleurs, le sort lui a encore souri, puisque chacune des nuits où Max a partagé son lit le couple infernal s'est tu. Il fallait croire qu'ils étaient en vacances, la probabilité d'une réconciliation étant faible à leur âge. Elle a néanmoins prévu d'intervertir les pièces : la chambre nuptiale serait dans l'actuel bureau, et c'était la chambre actuelle qui accèderait aux fonctions nobles et surtout diurnes du salon.

Jusqu'au jour du mariage, elle a trouvé amusant de devenir en somme « la belle-fille des voisins ». Et Max, passé la surprise du rapprochement, a mis son point d'honneur à montrer qu'il le tenait pour insignifiant. Durant ces jours et nuits d'exploration réciproque tous azimuts, il a presque aussi peu parlé de sa famille qu'elle, de la sienne.

Cependant sa hâte a confondu la cérémonie du mariage avec celle, aussi sournoisement religieuse, de la présentation aux parents. L'embarras du docteur Sénart quand il découvrirait que sa bru avait été sa patiente même si la cure n'avait pas excédé le temps d'une séance et que sa patiente était sa voisine même si une cage d'escalier les séparait suscitait une certaine appréhension chez elle à l'approche du grand jour.

Or, le mariage en lui-même, comme elle l'avait souhaité, n'a rien été. Il ne s'y est rien passé du tout, chacun, dans l'assistance réduite à un quasi-huis clos, s'en étant tenu à son rôle de pion sur l'échiquier civil. Le salut de Madame Sénart ne contenait aucun signe de reconnaissance. Quant au docteur, il a observé un silence déontologique lorsque Daniela l'a salué comme une relation, puis il s'est contenté, après les félicitations d'usage, de passer son bras sous le sien et de lui glisser à l'oreille trois courtes phrases qui l'ont respectivement rassurée, absoute et intriguée.

— Vous semblez en pleine forme
vous voyez que l'on peut choisir
vous voilà tirée d'affaire
croyez-moi.