Toutes les histoires

KIWI, roman feuilleton de Pierre Alferi

Épisode 12 - Toutes les histoires

Résumé de ce qui précède :
Une jeune fille sans histoire flirte avec un expert en scénarios.

Elle commence à le trouver lourd. Il faut toujours qu'il revienne à elle pour la taquiner. Soit elle ne l'intéresse pas, et il se joue d'elle ; soit elle l'intéresse, et il la presse trop. Et pourquoi l'intéresserait-elle, d'ailleurs ? Le nez sur son chemisier ajouré, elle se souvient que ce matin, pour son retour à la vie et au vol à la tire, elle s'est mise sur son trente-et-un. Elle s'est maquillée assez longuement pour que le sortilège soit invisible ; elle a pris le temps de peigner chacun de ses millions de cheveux frisottants ; elle s'est vêtue exactement – jupe noire courte sur collants, ballerines en cuir, chemisier clair et veste floue sous capeline – comme le jour où son ex l'a pour la dernière fois complimentée.

Seulement, après cinq larcins et autant de bouffées de chaleur, Dieu sait – et Max – ce qui reste de son visage. Ni Dieu ni Max ne lui a laissé une seconde pour se raviser : elle a probablement l'air d'une folle, la mine hagarde, horrible. En supposant qu'il s'intéresse à elle malgré tout, son empressement trahit le joli cœur qui ne voit pas plus loin qu'une ou deux parties de jambes en l'air et s'attaque sans scrupules à la première venue pourvue d'attributs honorables. Il la dégoûte. Elle lui lance un regard de haine, qu'il ne relève pas.

Puis elle se détourne et l'écoute sans rien enregistrer de ce qu'il dit. Il y a dans l'affectation de sa voix quelque chose de troublant qui interdit de le situer. On dirait qu'il imite quelqu'un, mais personne d'existant. Quelqu'un qu'il pourrait être – qu'il est, si vous le voulez, le temps de la conversation. Ce qui devrait le rendre encore plus louche finit par émouvoir. Sa langue un peu trop châtiée, son humeur un peu trop bonne, ses comiques mimiques, son zèle la désarment. Peut-être est-il moins à l'aise qu'il n'en a l'air ? Elle n'arrive décidément pas à le juger mal, et il l'attendrit autant qu'il l'inquiète. Il parle encore, et maintenant elle ne l'entend plus du tout, elle observe son visage comme s'il ne pouvait pas la voir.

Soudain, sans raison apparente, elle pense au « petit barbichu ». Ce compagnon secret, qu'elle rêve dans l'oreille interne de chacun, y verse des histoires d'une corne d'abondance – sauf dans la sienne, hélas, puisque toutes les histoires l'ennuient, et que, en représailles, on a vidé sa vie de tout événement notable. Alors elle rit, imaginant que cet elfe bavard, ce conteur chuchoteur aux ressources illimitées, ce nain champion du recyclage a pu se changer, au moyen d'un charme quelconque, en un beau jeune homme qui a réussi dans la vie. Et ce beau jeune homme, lui, ne la dédaigne pas. Non seulement il consent à lui parler, mais il prétend, par tactique ou par conviction, deviner en elle des histoires qu'elle ignore. Et pas n'importe lesquelles, s'il vous plaît : des histoires qui intéresseraient le spécialiste qu'il est.

Le retournement de sa situation rend Daniela hilare. Elle n'est pas loin de se dire que Max lui est envoyé par le Ciel, précisément en ce jour de regain, ce jour où elle a décidé de se reprendre en main ; mais elle se garde bien d'y croire, de peur de tomber amoureuse. Reste que les divagations de son interlocuteur prennent dans cette lumière un aspect d'oracle. En lui indiquant grossièrement les troncs communs à des milliers d'intrigues, que fait-il sinon déverser à ses pieds tout le contenu de la corne d'abondance ? Aurait-il pour mission divine de lui offrir d'un coup la totalité des histoires existantes, les passées comme les possibles ? Elle tourne vers lui un visage radieux, où la reconnaissance anticipée le dispute à l'attente. Son changement d'humeur est si patent que Max s'interrompt au milieu d'une phrase pour l'observer. Il lui sourit, les yeux pleins d'une question joyeuse, comme lorsqu'elle a lâché qu'elle célébrait aujourd'hui un bonheur. Elle rompt le silence avant qu'il ne prenne un sens.

— Alors comment fait-on pour mettre un prix sur une histoire ?
— C'est pas compliqué vous savez
on la soupèse en termes balistiques
on se demande quelle est la cible
si elle s'adresse à l'enfant qui résiste en vous
à l'adolescent qui s'attarde
ou à l'adulte qui s'enfonce
il y a de bonnes histoires puériles
de bonnes histoires adolescentes
et de bonnes histoires adultes.
— Et à quoi vous les reconnaissez ?
— Rien de plus facile
les histoires puériles montrent la force du désir
les adolescentes montrent ses dangers
les adultes montrent ses dilemmes ou ses paradoxes.
— Hm
si vous ne voulez pas m'endormir
il va vous falloir des exemples.
— Ah les exemples
il n'y a que ça
une surabondance d'anecdotes
pour vous cacher la simplicité
la monotonie
la bêtise finalement
des histoires qu'on vous raconte
les gens comme moi font profession
de rhabiller les vieilles intrigues
pour les remettre en circulation
figurez-vous qu'on a vendu à une chaîne de télé grecque
une série entièrement calquée sur Sophocle
mais prenons des exemples
puisque vous y tenez
pour chanter la force du désir
le prix de la persévérance et du courage
les plus simples des bonnes histoires puériles
racontent seulement que le désir dure
il se maintient c'est tout
un parent perdu depuis longtemps
mais que l'on pleure encore parfois
revient
tiens il n'était pas mort finalement
on a eu raison de l'attendre
ou alors
je te poursuis tu m'échappes
je te repoursuis tu me réchappes
etcetera ad libitum
comme dans les dessins animés
les thrillers horrifiques
la poursuite emporte dans la perpétuité
du désir et de sa frustration
toutes les autres histoires puériles racontent
que l'obstacle au désir est dur
voire très dur
mais qu'il se surmonte
histoires d'explorateurs et de guerriers
entreprises téméraires
enlever une beauté kidnappée
tenir un siège
ascensions sociales expresses
ambitions accomplies
et puis la veine inépuisable de l'amour empêché.
— Et s'il y a un obstacle infranchissable ?
— Infranchissable comment ?
catastrophe naturelle ?
chute d'un empire ?
réduction d'un peuple en esclavage ?
maladie incurable ?
eh bien qu'à cela ne tienne
l'histoire puérile promet qu'une attitude supérieure
endeuillée ou stoïque
permet de surmonter le pire.

Daniela reconnaît dans la simplicité de ces quelques intrigues la cause de son ennui, de la distraction immédiate qui l'empêche pratiquement toujours de goûter ce qui ressemble à de l'aventure et de l'héroïsme. Ses paupières pèsent. Cependant, elle est séduite par la froideur de ce regard qui met à nu leur armature squelettique. Un regard frère, en quelque sorte, et plus perçant que le sien. En reposant les yeux sur Max, elle note qu'une fois replié son sourire il ne se départit pas d'une expression moqueuse : une dissymétrie dans les commissures relève un peu sa bouche à gauche. Elle n'entend pas céder au premier assaut d'éloquence.

— Alors selon vous
les enfants se repaissent d'histoires idiotes ?
il leur suffit de voir le désir triompher
des obstacles et du temps ?
— Je ne parle pas des enfants réels
heureusement non
ce que j'appelle les histoires puériles
sont destinées à l'enfant pétrifié
à cette caricature d'enfant encapsulée dans l'âme adulte
de même que les histoires pubères
s'adressent à l'adolescence éternelle
celle qui se flatte et s'effraie de sa libido.
— Je ne vois pas.
— Eh bien toutes les histoires de sacrifice
de vengeance ou de révolte
où le désir conduit au meurtre
le héros ou l'héroïne tourmenté/e
doit choisir un amour contre l'autre
laisser l'ami périr pour sauver l'autre ami
etcetera
dans le cas le plus cruel
c'est soi-même
ou une part de soi conséquente qu'il faut offrir
pour s'abandonner à une passion majeure
les adolescents se métamorphosent
ils aiment les ordalies et les initiations
ils geignent sous le couteau
de l'enragé qu'il se sentent devenir
et ils s'offrent en victime à leur prochaine identité.
— Si je vous suis
les intrigues pubères sont cruelles
mais elles finissent bien
là aussi les héros en sortent grandis.
(Elle a penché la tête en haussant les épaules, et pincé les lèvres avec l'air de dire :
Rien de neuf. )
— Détrompez-vous
ça peut tourner très mal
errance du désir sans retour
dépendance délétère
drame où la folie gagne
adultère devenu entreprise criminelle sans issue
erreur fatale
sort ironique
délire jaloux qui tue la fiancée innocente
le passant qui n'y comprend goutte
trop tard
le thème du « trop tard » est assez porteur.

Le garçon de café, qui vient inspecter les tasses froides, rappelle Daniela à l'ordre du jour. Est-ce qu'il ne serait pas un peu tard, justement ? Une bonne demi-heure a dû passer. Dans le coin gauche de son champ de vision, la fenêtre de sa propre chambre lorgne sur elle du haut de ses cinq étages. Ce regard vide plongeant sur un paysage archifamilier — carrefour, feux, square, boulangerie, troquet — commente la scène en aparté acerbe. « Te voilà épinglée en face du Garçon aux Croissants, passée du côté objectif, celui des gens auxquels il arrive quelque chose. Tu en as rêvé ? À toi maintenant de t'en débrouiller, seule, sans recul. Regarde : plus personne à la fenêtre. »

Reprenons-nous, pense-t-elle. Qu'avais-je donc à faire, aujourd'hui ? Voler une jolie chose – oui, bon, c'est fait. Et puis ? Rien ne lui vient plus à l'esprit. Nous sommes le week-end : pas d'horaires à respecter. Pas de retard sur les commandes – elle n'a fait que relier, ces derniers jours. Nul autre rendez-vous. De cette absence de prétexte évident pour mettre fin à l'entrevue elle prend prétexte pour ajourner la cérémonie des adieux – avec l'évocation gênée d'un échange éventuel de coordonnées, la proposition de se revoir émise éventuellement, utopiquement par Max, éventuellement, honteusement par elle-même, et forcément chargée, d'un côté comme de l'autre, de sous-entendus graveleux, qu'il faudra des trésors de ruse pour désamorcer.