La séquestrée de Picpus

KIWI, roman feuilleton de Pierre Alferi

Épisode 33 - La séquestrée de Picpus

Résumé de ce qui précède :
Les efforts ménagers de Daniela n'ont produit qu'une angoisse extrême.

Max est parti, or c'est Daniela qui s'éloigne. Elle ne s'envole plus comme en rêve dans une solitude affable où nous pourrions la suivre. Elle ne se précise plus dans le recul d'un œil trop froid, dans les constats d'huissier d'un auteur trop distant. C'est bien elle qui s'éloigne, et du monde et d'elle-même. Elle a recouvré son opacité de passante, ou de patiente butée dans le silence d'une salle d'attente. Depuis que se sont refermées sur elle, au fond de son deux-pièces du 55 bis rue de Picpus, les mâchoires d'une chausse-trappe spécialement conçue pour la prendre, elle n'est plus qu'une chose, une masse minérale dont nul témoin — pas même toi, improbable lecteur, hypothétique lectrice — n'atteste l'existence. Ce black-out où le temps ne compte plus dure cinq jours ou cinq semaines, cinq mois ou cinq années.

Retour de voyage en province, Max perçoit dès le vestibule un changement d'atmosphère : une odeur âcre, la présence insolite de menus objets sur le sol. Progressant à travers le salon par slalom et enjambements, il découvre l'étendue d'une mise à sac sans effraction. Vêtements propres et sales copulent à même le sol, arrachés à leurs cintres et précipités de leurs piles, au pied même des placards béants. La vaisselle, dans la cuisine dont elle interdit l'accès en hérissant le sol de tessons, semble avoir été systématiquement fracassée. Tous les tiroirs ont quitté leurs rails, quitte à briser leurs butoirs, et ils se sont carambolés après avoir projeté le plus loin possible leur contenu. Les meubles les plus lourds — machine à laver, cuisinière, frigidaire, armoire et buffet — ont été descellés, traînés sur au moins quelques centimètres, alors que leur encastrement ne laissait pas de jeu. Une force, une rage surhumaines a extrait chacun de sa châsse.

Le sol où se termine la trajectoire de tous les objets malmenés aimante le regard de Maxime, et il note que le champ de bataille fut saupoudré, après coup semble-t-il, de détritus divers : outre les lambeaux secs provenant d'emballages, de journaux, de livres et d'étoffes lacérés, il y a des reliefs de repas, os de poulets, pelures de fruit et de légumes ainsi que d'autres denrées périssables provenant du frigidaire ouvert, certaines liquides, aux couleurs fraîches, d'autres noirâtres, dans un état étrangement avancé après si peu de jours, à moins qu'il s'agisse d'autre chose qu'il n'ose encore nommer — la source de cette odeur morbide, pense-t-il avant de remarquer, levant les yeux pour avancer vers la salle de bains et la chambre, de sombres traînées sur les murs.

Il constate sans surprise que le carrelage, la baignoire et le lavabo sont jonchés de débris de verre, de carton et de cellulose, de pilules et de tortillons de crèmes et de pâtes pâles provenant de l'armoire à pharmacie. Il renonce à entrer après avoir glissé sur une flaque de shampooing aux algues, étourdi par une puanteur à la fois médicinale et marécageuse. Pris de vertige, il tend une main moite vers la poignée de l'unique porte close, celle de la chambre.

Au sommet d'un amoncellement plus dense que dans les autres pièces, Daniela trône en tête du lit, adossée au mur, entièrement nue mais couverte de déjections indistinctes, les membres flasques, le visage caché par les mèches filasses d'une chevelure si grasse qu'elle ne boucle même plus. Sa nuque a une inclinaison bizarre, comme si un choc l'avait brisée. La victime est évidemment inconsciente, et Max, en un éclair cuisant, reconnaît l'œuvre d'un pervers. Un gémissement sort de sa gorge tandis qu'il piétine le chaos pour atteindre le lit et tâter ce qui reste de son épouse. L'absence de réaction l'achève. L'odeur et l'humidité du drap housse l'obligent à comprendre qu'elle a perdu, avant de se figer, le contrôle de ses muscles intimes. Il se laisse tomber sur le lit, posant les mains sur les doigts rougis de la défunte, dont le poing droit est si serré qu'il semble taillé dans la pierre, et il ne réprime pas les petits sanglots qui secouent son ventre, à peine plus sonores qu'un soupir. Il demeure ainsi, terrassé, deux interminables minutes.

Un soubresaut, un regain d'énergie impromptu le fait se redresser pour aller chercher du secours. La stupeur l'empêche de penser, et il va au plus prés, à l'appartement contigu, qui se trouve être celui de ses parents. Il dévale donc un escalier, en remonte un autre en haletant, tambourine à la porte. Le docteur est en pleine consultation muette ; Madame Sénart, plongée dans les comptes du cabinet. Ils écoutent ses lamentations comme le délire d'un psychotique, ne posent aucune question et ne font aucun commentaire, mais ils acceptent de le suivre après avoir calmement reconduit leur patient, qui — encore sous hypnose — ne s'étonne de rien.

Le spectacle de l'appartement les ranime, suscitant même quelques exclamations réflexes. À la vue de la chambre et du corps qu'elle contient, Monsieur Sénart adopte instantanément l'attitude protocolaire du médecin appelé en urgence. Tandis que Madame pousse de petits cris en se tenant le crâne, il entreprend de faire le constat du décès. Hors de lui, hors d'haleine, Max a ouvert grand la fenêtre. Il se penche dangereusement.