L’Enfantôme

KIWI, roman feuilleton de Pierre Alferi

Épisode 53 - L’Enfantôme

Résumé de ce qui précède :
Si vous avez manqué les cinquante-deux premiers épisodes, celui-ci ne vous dira rien.

Les dates en tête des mails en provenance d'El Ejido annoncent à Daniela l'approche d'un anniversaire qu'elle oublierait bien – celui de sa rencontre de Maxime. Un an déjà ? Cette surprise s'efface devant le bilan qu'elle doit faire du changement dans leurs relations, de l'écart entre les promesses du mariage et le cours de sa première année, qui risque d’être la dernière. Que leur est-il donc arrivé ? Certes, les révélations de l'homme de Pékin agissent comme un remède radical à l'amour. La flamme de son désir pour Max est du jour au lendemain noyée par le dégoût que lui inspire la source de ses revenus. Mais faut-il que leur passion ait été contrariée pour que seule cette veilleuse sexuelle ait encore témoigné de son embrasement.

Seule de huit à huit dans l’appartement, elle ne pense qu’à cet aparté, cette existence mal menée à part l’un de l’autre. Pourquoi leur vie commune l'a-t-elle si peu été ? Le métier de Maxime ni son peu de réalité n’expliquent leur éloignement. Même les excuses inventées pour ne pas répondre aux messages – débordement, trou dans le réseau, panne –, même l’excuse folle de ce métier inventé pour mieux buissonner du matin au soir font sourire Daniela comme des blagues inoffensives. Et de l’injuste répartition des tâches ménagères, de ce défi qu’elle a relevé en risquant sa santé mentale, elle s’est maintenant accommodée. C’est à une certaine habitude qu’elle ne se fera pas, à une manière habituelle de s’aimer, et de se le faire savoir.

À cet égard, Maxime, quand il est là, est le plus démonstratif des amants. La déclaration qu’il lui fait, chaque fois qu’il a besoin d’être cajôlé, rassuré, sonne juste (« Je t’aime. »), jusque dans la question implicite qu’elle contient (« Et toi ? »). Elle a pourtant la légèreté d’une remarque telle que : « Ça y est, on est en avril. », ce qui lui permet d’essaimer dans la conversation, où des sténo-déclarations s’adaptent à toutes les situations courantes.
Quand elle lui a fait une faveur :         « Je t’aime » (= merci).
Quand il part le matin :                     « Je t’aime » (= salut).
Quand elle le remercie :                     « Je t’aime » (= pas de problème).
Quand il a fait une bêtise :                 « Je t’aime » (= désolé).
Quand elle a fait une bêtise :              « Je t’aime » (= c’est pas grave).
Et quand la discussion se tend :          « Je t’aime » (= tais-toi).

Quant à la pratique du mensonge, elle ne le rend pas moins aimable. Il n’a fait à vrai dire, du début à la fin, que lui raconter des histoires. Mais dans sa vantardise professionnelle, dans ce personnage qu’il s’est forgé, Daniela ne parvient à voir qu’un péché véniel, une manifestation d’orgueil touchante. Ce talent d’affabulateur qu’elle découvre chez lui, comme tous ceux qui font son charme, est un don de l’enfance, et d’une enfance unique – comme la sienne –, où l’on se voit crédité de tous les possibles. Il n’a pas voulu apparaître inconstant ou inconsistant, voilà tout.

L’est-il donc ? Là, le regard de Daniela vacille, attiré par les deux abîmes de l’incon(si)stance. Elle pense au ton qu’il a souvent, tel qu’on ne sait pas s’il plaisante. Elle pense au fait qu’il ne lui a jamais rien demandé, inconscient de l’insulte. Elle pense à la nouveauté qu’il recherche partout, à sa curiosité distraite, qui fait qu’on ne sait jamais où il est. Se pourrait-il qu’il ne soit, en réalité, nulle part ?

Pourtant, c’est une oppression qu’elle éprouve, un surcroît de présence. Le sentiment qu’elle a eu vite que Max avait toujours été sur place, comme l’étonnante facilité de son installation, prouvent, rétrospectivement, la survie d’un miniMaxime. Cet ectoplasme a reconstitué sa bauge dans l’actuel salon. Chaque jour depuis son retour au nid, Max doit s’y vautrer en pensée. Si les scories dont elle s’est acharnée à nettoyer l’appartement étaient les traces de cette enfance interminable, c’était perdu d’avance, car elle est de ces résidus que nul ménage n’ôtera jamais. En réintégrant sa première chambre, en l’ornant des trophées de sa vie d’adulte, Maxime s’y est réintégré, monstrueusement. Il a rendu les lieux inhabitables pour tout autre.

Il rentre à l’heure – l’heure habituelle. Ils dînent. Ils se couchent.

Sur le dos comme lui, elle s’interdit de lui parler avant d’avoir mis de l’ordre dans ses idées. Son contact, réduit à la surface d’une épaule et d’un genou, suffit à la paralyser. Elle n’a le cœur ni de l’étreindre ni de l’interroger. Le désir qu’il a eu de revenir ici — son mobile dans tout cela — est un mystère qui lui maintient les yeux ouverts, une question dans le noir, qu’elle brûle de lui poser. Des gens perdent leur jeunesse, leur vie parfois, à tenter de réparer leur enfance. Mais vouloir y revenir littéralement, y retomber ? Serait-il victime du syndrome de Peter Pan ? L’inventeur de la fable avait averti ses lecteurs : vous pourrez distinguer l’écume, vous n’accosterez pas. Alors, qu'est-il donc revenu chercher ? Elle songe aux disputes des voisins. A-t-il voulu, pour la comprendre enfin, assister de nouveau, derrière une cloison trop fine, à la scène de ménage primitive entre ses parents ?

Elle bascule sur le flanc et accroche son regard au rai de lumière sous la porte, luttant contre la tentation de lui faire une scène à son tour. Le parquet qu’elle devine dans l’ombre, qui est élimé, lui rappelle qu’ils se trouvent, à en croire madame Sénart, dans son ancien bureau, où celle-ci prétend avoir fait seule des découvertes majeures. Dans un demi-rêve éveillé Daniela voit Max accroupi, tandis qu’elle-même erre dans les rues, attirée dehors par une ruse : il descelle les lattes du parquet dans l’espoir de mettre la main sur des notes théoriques enfouies par ses parents, touchant aux fondements de leur science. Un fou rire muet la prend, qui heureusement ne lui secoue que les épaules. Pas de réaction : elle devine que Maxime s’est endormi. Elle reprend son sérieux. Et de nouveau elle pouffe en songeant qu’en effet il semble avoir peu profité des bienfaits de l’omniopathie.

Moins drôle s’avère l’usage qu’il a fait d’elle, quand elle tâche de le définir. Ne l’a-t-il épousée, tuyauté par son père, que pour rentrer dans le ventre de la baleine ? Et ne l’a-t-il aimée que pour cette porte qu’elle lui ouvrait sur le passé ? Au lieu d’un avenir inouï, l’amour n’ouvre chez lui que sur un chez soi encombré, sur la cohabitation avec un enfantôme, sur la transformation en image dans une image — en potiche. Au lieu d’improviser sa vie avec elle, il l’a sournoisement entraînée dans sa régression, emberlificotée dans la plus vieille des histoires sans issue.

En renonçant à la reliure, Daniela n’a pas extirpé sa fibre ; elle a gardé le goût du soin. Elle voudrait s’endormir sur un plan, au moins sur une résolution. Les magazines ne proclament-ils pas qu’un mariage, ça se sauve ? Or, elle ne voit aucun remède – sauve qui peut. Elle s’essouffle, étouffe en marmonnant.
— Il m’a mise en boîte mise en boîte
il a cloué sur moi le cercueil de ses souvenirs.
Et voilà que sa vocation restauratrice elle-même apparaît comme une damnation. Car c’est bien à cela qu’elle lui servait en l'épousant : ressouder un noyau fendu, le replâtrer. Restaurer, relier. Renouer des liens archaïques, rafistoler l’irréparable.

Elle frissonne. Cherchant le drap qu’elle a rejeté, elle s’avise qu’elle a laissé ses paupières se clore. La pièce trempe déjà dans un mélange égal de jour et de ténèbres. Tout lui semble simple, soudain. Le froid qui l’a saisie vient de l’ombre que lui font la vie secrète de son mari et celle de toute la belle-famille, élargie aux voisins. Il suffit d’un pas de côté pour jouir à nouveau du soleil.