Le cercle se serre

KIWI, roman feuilleton de Pierre Alferi

Épisode 19 - Le cercle se serre

Résumé de ce qui précède :
Entre deux esclandres, Daniela constate que les fruits, à son mariage, sont tatoués. Elle n'y connaît que le facteur et la concierge.

Après avoir salué Louverture, qui l'accueille chaleureusement en serrant ses deux mains puis lui glisse un verre dans la droite, elle lui demande s'il a remarqué le tatouage des fruits, et s'il sait ce qu'il signifie.

— Aucune idée
mais c'est un procédé banal pour les fruits et légumes
je me souviens qu'en Guadeloupe le patron d'un domaine
avait fait apposer sur chaque mangue
un monogramme en papier tue-mouche
ça empêchait la peau de se pigmenter au soleil
en fait c'est pas plus compliqué que de tamponner un paquet
mais beaucoup plus long
et plus cher.
— Je n'avais jamais vu ça
et puis j'ai rencontré un drôle d'ami de Max
enfin mon cher facteur
vous devez être encore plus dépaysé que moi
parmi tant d'inconnus
je ne vous remercierai jamais assez de m'avoir dépannée
je ne pouvais pas rêver de meilleurs témoins que vous deux.
— Ce fut un grand plaisir mademoiselle Daniela
je veux dire madame
et puis vous savez
j'ai pas mal de connaissances ici
presque des amis comme vous.
— Vraiment ?
par quel hasard ?
— L'ami de Max par exemple
ce ne serait pas celui qui a crié de drôles de choses ?
monsieur Bidet
le Bidet de la rue Santerre
difficile de le prendre pour un autre
il a une maladie très rare
et incurable paraît-il
un naturel nerveux
ne le jugez pas trop vite
il vit seul et il ne reçoit jamais de courrier personnel
je veux dire écrit à la main
vous me direz ça se fait rare.

Louverture désigne maintenant des yeux et du menton le colonel au col Mao, revenu sans Max du buffet.

— Et lui c'est le colonel Sénart
le frère de votre beau-père
pas de ressemblance physique d'ailleurs.
— Oui je sais
mais vous ?
— Il travaille chez lui maintenant
gros client
la quantité de paperasse qui entre et sort de son pavillon
il a un petit jardin
au début de la rue du Sahel
un nom prédestiné je trouve
la religion se perd dans les parages
mon propre fils refuse d'aller au catéchisme figurez-vous
le désert spirituel gagne
il est à notre porte
voyez ce qui reste des picputiens.
— Des picputiens ?
(Pilar prononce « pic-poussins ».)
ceux qui habitent la rue ?
— Vous voyez on ne les connaît plus
je vous parle de la Congrégation-des-Sacrés-Cœurs-de-Jésus-et-de-Marie-et-de-l'Adoration-Perpétuelle-du-Très-Saint-Sacrement-de-l'Autel-de-Picpus
la gloire du quartier.
— Il va encore nous sermonner, dit Pilar.
(Elle piaffe en attendant son tour, mais Daniela veut en apprendre davantage de Louverture.)
— Vous voulez dire que la boîte aux lettres du colonel
est aussi dans votre tournée ?
— Bien sûr
ça ne manque pas ici les gens du quartier
vous ne les identifiez pas parce qu'ils sortent peu
ce sont tous des personnes bien tranquilles
jamais d'histoires
les deux dames en noir là
c'est madame Gripin et madame Gripin-Lenclos
de la rue Braille
en fait c'est la première fois
que je vois d'aussi près madame Gripin-Lenclos
c'est la plus petite des deux
elle a la vue très basse il paraît
c'est toujours l'autre qui ouvre la porte
pour les recommandés.
(Toute expression a disparu du visage de Daniela. Elle se ressemble à peine, comme une jumelle stupide, et sa bouche, quand elle se ranime, ne se referme pas tout à fait.)
— Et
c'est tout ?
— Oui presque
hm voyons
il y a aussi mademoiselle Farida Belhaj
et mademoiselle Clotilde Augier
sa copine
elles reçoivent pas mal de livres et de disques
achetés sur Internet
aimables
taquines
Farida m'appelle Loup Vertueux et imite mon accent
j'imite le sien
rue Dagorno
l'une au début l'autre à la fin
là je ne les vois plus
mais vous les avez peut-être aperçues tout à l'heure ?
elles parlaient à votre mari
il a l'air
entre parenthèses
de mieux connaître les riverains que vous.
— Je ne vous le fais pas dire.
(Daniela se renfrogne, puis chasse l'ombre jalouse de son visage en pensant au bonheur d'entendre des accents.)
— Je crois que j'ai à peu près fait le tour de la clientèle
comme on dit maintenant chez nous
si on m'avait prévenu
que je travaillerais un jour pour une banque
j'aurais choisi le beau métier d'instituteur
la Banque Postale !
dites plutôt la Poste Bancale.
(Pilar sourit.)
— Le voilà qui recommence
instituteur ?
moi je crois que vous rêvez plutôt
de soutane et de tonsure.
— J'aime le contact de mon prochain
c'est tout
et les gens du quartier me le rendent bien je dois vous le dire
même dans un grand ensemble avec des murs de boîtes au lettres
est-ce que je n'ai pas réussi à faire votre connaissance
mesdames ?
il y en a encore deux dont je connais bien le visage
mais pas le nom
l'homme aux yeux bridés qui se tenait là-bas
tout seul avec une vareuse bleue
c'est un monsieur qui vit tout près de chez vous
dans l'impasse
il a un nom difficile à retenir.
— Celui-là je l'ai reconnu enfin je le vois
d'ailleurs il n'est plus nulle part
c'est curieux.
— Et puis vous avez dû remarquer
cette femme de très petite taille
pas naine
on leur donne un nom différent
quand leurs proportions sont normales.
— Lilliputienne (Pilar a prononcé « lilli-poussin »).
— Voilà
son nom est si banal que je l'oublie
Marie Dupuis ?
rue Chaussin en tout cas.
(Daniela confirme.)
— On m'a dit Durand
eh bien vous en connaissez du monde
il faut dire qu'il n'a pas l'air grand
celui que fréquente ma belle-famille
moi qui croyais que Max tutoyait la Terre entière.