Sous la mer de plastique

KIWI, roman feuilleton de Pierre Alferi

Épisode 52 - Sous la mer de plastique

Résumé de ce qui précède :
Marie Durand détaille les impostures de Maxime devant Daniela, puis elle lui roule une pelle.

De : h.picq@gmail.com
À : d.tripp@free.fr
Re : « Gibraltar »
Le : 20 avril 2007 19:40

Pour Gibraltar j'ai découvert qu'on ne s'envole pas
mais pour Cadix ou Malaga Grenade Séville à la rigueur
j'ai opté pour Almeria intrigué par une tomate
qui sur la carte signifie culture maraîchère intensive

à 300 km à l'ouest du détroit c'est encore la mer d'Alboran
et à 30 km à l'est de l'aéroport le complexe balnéaire
« Almerimar » non loin du chef lieu El Ejido
dont on distingue d'abord en arrivant par l’arrière-pays
une cité haute de construction récente en forme d'x
des grappes de pavillons pareils et à perte de vue
un carrelage de mica gigantesque
qui prolonge la mer jusqu'aux montagnes
des plaques souples miroitent striées de vert foncé
tachées d'ocre par le sable qu'un vent soulève
caviardées de points bleus rouge vif ou verts
ou jaune orangé qui sont des cageots
une mer fausse de bâche translucide ondule
sur 17 000 hectares
c'est la plus importante concentration de serres au monde
et à flanc de collines où leur usage est illégal
les dernières installées font mûrir des fruits rouges.


De : h.picq@gmail.com
À : d.tripp@free.fr
Re : Salaire
Le : 21 avril 2007 21:03

Je suis hébergé quelques jours dans une ancienne ferme
avec l'équipe réduite du documentariste Jawad Rhalib
grâce à Mercedes une militante espagnole
qui m’a confirmé en les complétant tous les chiffres
figurant dans le rapport de notre cher Eugène
j'espère que vous saurez cette fois vous les représenter

14 000 ouvriers triment sous les bâches
où la température atteint 50°
leur salaire horaire va de 2 à 2,50 €
ouvrir une fenêtre est interdit
et mal vu de parler pendant le travail
beaucoup sont embauchés à la journée
aucun n'a de contrat un sur deux n'a pas de papiers
ou s'est endetté pour payer 7 000 € un faux passeport
certains sont informaticiens juristes diplômés
venus du Maroc et parfois du Sénégal ou du Mali
ou de Gambie ils ont rejoint l'europe en barque
n'existant pas officiellement il n’ont ni droit ni choix
ils sont piégés dès qu'ils ont touché le rivage

ils vivent tout près des serres dans des « chiabola »
baraques de fortune en carton et bâche de plastique
ils n'ont pas l'électricité s'éclairent à la bougie
ils n'ont pas l'eau courante doivent la voler aux serres
tous les services municipaux les ignorent
donc ni courrier ni téléphone ni routes ni médecine
ni ramassage des ordures ils y mettent le feu
parfois le patron loue des lits dans une fermette insalubre
40 € par mois parmi les chèvres et l'immondice
ou contre un bassin d'épandage dont l’eau infecte
provoque en s'infiltrant des maladies rénales
mais la peur du licenciement prévient toutes les plaintes

j'ai entendu un patron accuser ses employés
de se conduire comme des porcs
de transmettre des maladies
de propager le crime
d'être inaptes à la vie en société

j'ai vu un graffiti en arabe au-dessus d'un lit
qui disait : « tel un mort-vivant ».


De : h.picq@gmail.com
À : d.tripp@free.fr
Re : Prix, Profits
Le : 23 avril 2007 19:44

Le bénéfice du patron avoisine 1000 €/jour par ouvrier
on conçoit que 90% des citoyens de la région
soient propriétaires de serres
que la concentration des banques
l'extension du terrain de golf
la prospérité soient uniques en Andalousie
que le port de plaisance soit le plus grand d’Espagne
et que même le maire en profite en se faisant réélire
sur la peur que suscite la présence des clandestins
chez ceux-là mêmes qui les exploitent

mais les profits les plus exorbitants se font ailleurs
loin de l'ostentation répugnante de la côte
dans la distribution ils s’accumulent en passant
des mains clandestines aux mains officielles
de cageot en cageot de camion en camion
en moins de 24 heures de la plante à l'étal
un kilo de fruits acheté 30 centimes au producteur
sera vendu 2,50 € au client du supermarché
son prix multiplié par sept
soit pour les tiers inclus comme la 3FR
600 % de plus-value à se partager.




De : d.tripp@free.fr
À : h.picq@gmail.com
Re : re : Prix, Profits
Le : 23 avril 2007 23:57

Il m’en coûte de vous avouer
ce vice que mon mari était seul à connaître
mais je pratique le vol à la tire occasionnel
par nostalgie pour la préhistoire sans doute
pour l’enfance pas encore condamnée au travail
qui se servait sur l’immense étal de la Terre
les cueillettes ne m'évoquaient que ce bonheur
d'abondance et de gratuité
mais celles que vous décrivez rappellent
l'infamie de la traite négrière
la servitude dans les champs de coton

pourquoi n'ai-je pas suivi le rapport d'Eugène
quand vous l'avez lu au micro ?
ai-je préféré ne pas comprendre ? enfin
vous m'en montrez la chair votre compte rendu
met à nu les rouages des affaires familiales
leur secrète rançon de sang de sueur de larmes
sécrétés à bonne distance leur arrière-goût
métallique amer et salé sous les arômes de fruits
le goût et le dégoût du travail dans la douleur
a-t-il suffi de faire cueillir au lieu de cueillir soi-même
et de vendre au lieu de croquer pour transformer
la grâce des cueillettes en malédiction ?
en tout cas les jeux d'écriture et de titres
de la financiarisation ne suffisent pas à masquer
la sauvagerie de cette culture qui s'accapare
les fruits de la terre comme ceux du travail
et à ceux qui cultivent ne rendent que les pépins

vous lire m'a donné la nausée
la certitude que je vis aux dépens d'autrui
que mon bien-être matériel a sa cause directe
dans la souffrance et l'humiliation des cueilleurs
non pas directe justement là est la ruse
le Diable gît dans l'intervalle comme Dieu dans le détail
l'argent qui tombe sent la framboise ou la groseille
et non l'exploitation féroce qui finance
mon petit bonheur.

Daniela, relisant ce dernier mot, ricane.