Le Samoan se met à table

KIWI, roman feuilleton de Pierre Alferi

Épisode 39 - Le Samoan se met à table

Résumé de ce qui précède :
Un message anonyme invite Daniela à une assemblée générale du Parti Anti-Kiwi.

Daniela prête moins l’oreille au rapport que rend alors le délégué sur les luttes menées depuis la création du PAK. Comme celle-ci semble assez récente, leur énumération a l'avantage d'être courte. Il est question de boycotts ciblés en priorité sur les bases de la grande distribution. De désobéissance civile aux restaurateurs qui mettent le kiwi sur leur carte. D'abstinence prosélyte. De « terrorisme domestique» – piqüres d'huile de ricin et autres menus sabotages. Dans la seconde oreille de Daniela tombent des bribes de commentaires, tous favorables, tandis que son regard longe et relonge les quatre murs comme une bête en cage. Petite majorité masculine, avec sa proportion habituelle de calvities camouflées en barbes de trois jours colonisant les crânes. Des looks plus variés chez les femmes. Personne qu'elle connaisse, elle respire. Il y a peu de chances, songe-t-elle, que l'un de ses voisins placides, en majorité retraités, s'embarque dans cette galère. Seuls les Jurieux, avec leur chic relax, ne dépareraient pas ; mais leur écologisme sentimental ne les entraîneraient pas en plein jour au fond d’un tunnel.

Il est maintenant question d'action conjointe avec le PAL (le PAL ?) – un barrage à Rungis. Un soutien logistique a été apporté la veille aux petits producteurs de pommes qui ont bloqué pendant vingt-quatre heures tous les accès aux halles en y déversant quelques tonnes de reines de reinettes. Daniela s'attarde sur des silhouettes. Elle lit quelques slogans. Le rapport se termine avec l'écoute en exclusivité de la maquette d'un futur tube à lancer sur la Toile. Elle se détourne de la scène et déchiffre les messages plus ou moins explicites des autocollants, des badges et des tatouages, sur le fond d’une intro électro-pop.
Qui dit kiwi
qui dit kiwi dit oui
aux O aux OGM
dérégulés.
Elle s'arrête sur un dos qui lui dit quelque chose. Cette masse au premier rang, cette densité de pierre.
Qui dit kiwi
qui dit kiwi dit oui
aux O aux origines
incontrôlées.
C'est le lutteur samoan, elle en est sûre. Le Samoan muet de l'impasse, décidément plus sociable qu'elle ne le pensait. Amateur de réunions en tous genres, même privées ? Ou plus exacement pique-assiette de buffets en tous genres ? Cela expliquerait sa présence au mariage – après tout il n'y avait peut-être été invité par personne. Et qu'elle ne l'ait jamais vu par la fenêtre ingérer autre chose que la fumée d'une cigarette et le contenu d'une canette, alors qu'il pèse au bas mot quatre-vingts-dix kilos.
Moi je dit non non non
non à l'uniformisation
non à la dérégulation
des exploitations.
Elle s'approche de lui à pas de louve. Il la toise, puis se retourne vers la tribune. Elle a pris son air le plus dégagé.
— Bonsoir
nous nous sommes déjà vus
je crois même que nous sommes voisins
j'habite au 55 bis de la rue Picpus
comment vous avez trouvé le speech ?
convaincu ?
— Les plus hautes vagues se brisent sur la grève.
Sa voix, la voix inouïe du vis-à-vis de presque chaque après-midi, se perche encore plus haut que dans son imagination. Mais c'est la douceur de son ton, une douceur telle que des corps excessifs savent seuls en produire, qui excite les tympans de Daniela. Ses yeux semblent la suivre sans quitter des yeux l'orateur, comme une statue que l'on contourne. Il laisse résonner sa sentence avant d’en délivrer une autre.
— Les mouettes préfèrent attendre la fin de l'orage.
— Oui c'est plus sage
enfin de leur point de vue.
— Elles renoncent à leur plus belle pèche
les poissons nagent alors tout près des pirogues.
(Elle fronce les sourcils et souffle du nez pensivement. Il reprend sans la regarder.)
— Sur les hauts fonds dans la tempête
lorsque le sable a troublé l'eau
le petit crabe profite de la pénombre
pour surprendre des proies vivantes
c'est que le beau temps le condamne
à disputer des charognes à ses grands frères crabes.
(Elle fige ses traits, impénétrable pénétrée, de peur de révéler par une réaction qu'elle n'a rien capté. Elle entreprend de reculer tandis qu'il conclut pour lui-même, ayant apparemment dépassé le niveau de conscience où elle était présente pour lui.)
— Les nuages s'écartent sans bruit
mais quand le soleil apparaît
la lumière fait tinter sa cloche.

Un prétexte idéal lui est fourni alors qu'elle tente de s'effacer sans tirer le Samoan de son extase. Une lame de sons stridents fend l'air, quelqu'un essaie donc le micro. Elle se tourne vers la scène, plisse les yeux en visant la silhouette qui s'y est glissée, puis fait mine de mal entendre – comme si la sono n'était pas assez forte – pour s'approcher de quelques pas.

Sa curiosité n'est d'ailleurs pas tout à fait feinte. L'objet de la communication annoncée par le programme est en effet un organisme dont elle a entendu parler. Elle n'est pas près d'oublier la vente aux enchères de leur nid d'amour, et le sauveur qui répondit in extremis à l'appel de Maxime portait un nom assez incongru pour frapper son oreille. La Fédération Française du Fruit Rouge, dont les activités financières vont être détaillées, n'est autre que leur nouveau propriétaire, après le non moins mystérieux complexe Genedis Hypersoft. Coïncidence ou non, il est toujours bon, se dit-elle, de connaître ses maîtres.

Dans un préambule filandreux, l'orateur s'excuse de ne pas en être un et, d'avance, de ne pouvoir répondre à aucune question. Il évoque avec embarras un empêchement de l'invité et son remplacement amical au débotté, mais sans prendre la peine de le nommer ni de se présenter lui-même, préférant s'abriter derrière une liasse de feuillets brandie à dix centimètres des lunettes demi-lunes en équilibre sur le bout de son nez, puis de lire le texte à la virgule près, d'un ton monocorde et tremblant, commençant par son titre, assez alambiqué. Sa voix sonne dépouillée de tout affect à part le trac – exsangue ; on dirait une machine timide. Distraite par elle, Daniela n'arrive pas à se concentrer sur ce qu'elle dit.

De fait, l'exposé de l'invité absent entre dans des considérations techniques dont il ne sort plus. Elle n'en comprend pas le détail et encore moins la thèse, seulement qu'ils concernent l'architecture financière des sociétés intermédiaires dans la distribution des baies. Pas un mot sur le kiwi, qui jusqu'à nouvel ordre n'appartient pas à cette famille, ni même sur l'intérêt de telles subtilités comptables pour un parti qui prône son éradication. Devant un hors-sujet aussi patent, l'assistance fait preuve de patience. Il s'en trouve même pour approuver d'un air subtil. Pourtant le temps peine à passer, sa lave refroidit à vue d'oeil.

À bien y écouter, la voix de l'orateur improvisé n'est pas dépourvue de caractère. Daniela se demande si ce qu'elle a perçu comme neutralité agressive n'est pas plutôt une pointe d'accent, mais tellement érodée qu'elle ne trahit plus d'origine. Certaines voyelles sont plus ouvertes, certaines consonnes plus veloutées. Le chevrotement s'est atténué. À l'instant même où elle s'en fait la remarque, elle se trouve assaillie par l'impression de déjà-vu. Une impression ? Plutôt un trou d'air froid qui l'avale pieds devant, un vertige aussi fort et soudain qu'après un choc toxique ou l'annonce d'une nouvelle horrible. Son dos se tend comme si on l'aspergeait d'eau froide, mais une seule goutte de sueur le dévale et va la chatouiller sous la ceinture de la culotte.

— Pas étonnant que je me sente précédée sans cesse
je revis tout au moins deux fois !

Elle exagère un peu. Qu'est-ce qui se répète, en l'occurrence ? Quand a-t-elle déjà vu, quand a-t-elle entendu, surtout – c'est dans la voix –, cela ? Une bille tourne dans sa boîte crânienne comme à la roulette. Ses pensées freinent, la bille se matérialise à la pointe d'arcs de cercle lumineux, puis elle cesse de vrombir. Un nom tourne avec elle, bientôt lisible : Eugène Bidet.

Aucune ressemblance avec l'orateur anonyme, pour autant qu'elle ait distingué ses traits derrière les feuilles. Son corps, nettement plus sec et long, se tord vers l'avant dans son tiers supérieur. De trois quarts, comme elle le voit, sa scoliose accusée par la comparaison avec le pied du micro sur lequel il se penche, le bras tendu dans le prolongement de la nuque, il ressemble à un clou coudé, hors d'usage. C'est aussi que la teinte indéfinissable de son pardessus et de ses chaussures n'est pas sans rappeler la rouille.

Éliminant les différences, elle trouve le seul écho qui a pu faire surgir l'image d'Eugène Bidet, un détail à vrai dire peu significatif, à savoir que la voix de l'homme – nettement plus grave – n'a plus tremblé dès qu'il est entré dans le vif du sujet, tout comme le trac avait gommé les tics de Bidet quand il avait pris la parole au mariage. Ce souvenir la touche, et lui rend le piètre orateur sympathique par contagion. Sans l'écouter davantage, elle profite de chaque instant où il franchit une page et déplace machinalement la liasse en tendant l'autre main pour glisser la feuille du dessus au dessous. Son visage est à découvert une seconde. Au quatrième cliché, Daniela s’en est déjà fait une image indélébile.