Le célèbre Yves Bourguignon

KIWI, roman feuilleton de Pierre Alferi

Épisode 26 - Le célèbre Yves Bourguignon

Résumé de ce qui précède :
Daniela se trouve accueillie, à son retour chez elle, par un grand nombre d'inconnus endimanchés et indiscrets.

Quand elle entre l'homme assis sur le coin du lit, comme s'il avait senti en la voyant qu'elle se trouvait chez elle, se lève d'un bond et s'avance pour se présenter.

— Yves Bourguignon
vous êtes la locataire n'est-ce pas ?
— On se connaît ?
votre visage me dit
— Vous avez dû voir une photo.
— Vous êtes le Bourguignon qui écrit dans les journaux ?
— Lui-même
désolé d'avoir dû
pour les besoins de mon enquête
— Ne vous excusez pas
au contraire vous allez m'aider
auriez-vous la gentillesse de me dire ce qui se passe
et pourquoi mon mari est parti ?
— Il est là il est là
je l'ai vu il y a dix minutes
ce qui se passe eh bien c'est simple
Genedis Hyperflux
propriétaire entre autres de votre appartement
l'a mis à prix à deux cent mille euros
soit quatre ou cinq pour cent de moins que les prix du marché
les acheteurs potentiels sont parmi nous
l'affaire doit se conclure dans l'heure
alors ?
vos premières impressions ?
— Il vendent avec les locataires dedans ?
— Tout dépend de votre bail
mais oui en quelque sorte
les locataires peuvent ajouter
ou ôter de la valeur au bien
selon leur standing et leur mode de vie
d'où l'utilité du cocktail
de toute façon c'est tout l'immeuble qui part à la découpe
boucherie en gros ou au détail
avec ou sans les occupants
d'ailleurs j'ai cru comprendre
que certains de vos voisins se sont rachetés.
— Apparemment ils ne comptent pas en rester là
mais je ne comprends pas quel besoin ils ont
de se donner rendez-vous ici
en présence des locataires.
— C'est un concept
vous comptez pour eux je vous l'ai dit
ils n'achèteront pas que les murs
vous avez sans doute le droit de rester encore des années
alors ils veulent voir c'est normal
ils veulent s'imprégner du parfum
je pense que ça vient de la télé
vis ma vie etcetera
là c'est quelque chose comme
n'achetez pas qu'un appartement
achetez la vie qui va avec.

Le fils Gougeaire leur a tourné le dos pour contempler l'absence de vue à la fenêtre. Daniela le suppose gêné, mais quand il se retourne vers elle son œil visible rit.

— L'année prochaine je m'y vois bien
tout laqué noir fin de siècle
soyez sympas laissez les meubles
ça m'évitera ceux de maman
déjà qu'elle va m'espionner par la fenêtre
sinon votre vie moi j'achète
telle quelle
j'ajouterai juste un peu de speed
tiens
revoilà robbie le robot.

En effet le basset rampe jusqu'aux pieds de Bourguignon. Celui-ci tente de dégager la chaussure où le chien a bavé en s'y frottant le museau et se fouettant les fesses avec son petit bout de queue. Le fils Gougeaire est enchanté.

— Il a du flair
un vrai lécheur de stars
vous saviez qu'il a eu le prix des lectrices de Ouest-France ?
— Le basset ?
— Monsieur Bourguignon
d'ailleurs c'est pas un basset c'est une machine
il a été spécialement conçu pour l'immobilier
j'aurais préféré un renifleur des douanes
mais dans son genre il a l'air fort
vous avez vu comme il s'allonge en travers du couloir ?
il mesure la surface-loi-Carrez
il détecte l'humidité
il soulève les coins de tapis pour contrôler l'état du sol
et quand il tombe sur des vieux locataires-loi-de-quarante-huit
il mord à mort
grrr… ouap !
mords à mort ! mords à mort !

Daniela renonce à le suivre et se retourne vers Bourguignon. Le regard bienveillant, presque séduit qu'elle porte sur lui suscite une réponse immédiate.

— Vos canapés sont délicieux
et j'aime beaucoup votre intérieur.
— Merci
c'est l'œuvre de mon mari
les canapés aussi je crois
vous avez parlé d'une enquête ?
vous êtes en mission avouez.
— Pas plus que d'habitude
un écrivain enquête vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
— Vous n'oubliez jamais le travail ?
— Jamais
quand je dors j'enquête sur les rêves
quand je fais l'amour j'enquête sur les femmes.
(Le fils Gougeaire s'esclaffe.)
— Don Juan va
je vous parie qu'il va nous pondre un article bien senti
dénonçant les nouvelles pratiques commercialo-mondaines
du capitalisme foncier.
— Tu brûles.
— Difficile de prévoir où vous allez frapper
écrivain journaliste présentateur sportif
ce sont pas les tribunes qui vous manquent.
(Bourguignon lance à Daniela un regard désolé, comme s'il excusait l'insolent. Il lui répond sans la quitter des yeux.)
— La pluralité des médias c'est la pluralité des fronts
c'est vital si on veut être en première ligne
vous ne trouvez pas mademoiselle ? pardon
madame ?
(Daniela ne sait que répondre et le fils Gougeaire en profite.)
— Vous voulez dire au premier rang.
(Cette fois Bourguignon s'adresse directement à lui.)
— Je milite je me bats
toi et moi on est du même bord.
— Quel bord ?
celui que tout le monde applaudit ?

Bourguignon commence à bouillir. Daniela recompte en pensée les bouteilles de chez Pinard qu'elle a vues vides sur la table du salon. Elle ne comprend pas qu'il reste planté là, le visage de nouveau tourné vers elle, pour contenir l'agressivité du jeune goth.

— Tu ne vois pas que mon succès c'est une ruse du système
pour me neutraliser ?
mais je suis plus rusé que lui tu vois
je le mine de l'intérieur.
(Le fils Gougeaire ricane plus fort, avec des petits cris de fille.)
— J'ai lu cette phrase quelque part
ce serait pas sur un pignon ?
sur tous les pignons de tous ceux
qui ont pignon sur rue ?
et pendant ce temps-là le système comme vous dites
infesté d'agents doubles dans votre genre
eh bien il se porte comme un charme.
— Détrompe-toi mon garçon
il montre des signes de faiblesse
justement parce qu'on est nombreux
il n'en a plus pour très longtemps
maintenant tu permets que je parle à la dame ?
— Super nouvelle
et c'est pour quand
la chute du gros fruit mûr ?
d'ici une bonne trentaine d'années ?
à peu près au moment où vous serez mûr vous-même ?
mûr pour un habit vert moisi ?
mûr pour briguer un siège percé
à l'Acacadémie ?

Bourguignon hausse les épaules tout en glissant le bras sous celui de Daniela, et il l'entraîne hors de la chambre. Ils évitent le basset qui renifle la plinthe, puis s'écartent pour laisser passer le retraité bourgeois qui a renoncé à percer le mystère des vieux outils. Peut-être espérait-il, en la rejoignant dans la chambre, pouvoir aborder Daniela, sur qui il pose une fois de plus un regard implorant, mais de la croiser sans recul en compagnie d'un autre lui fait perdre ses moyens. Il se détourne, avise le chien, saisit la poignée de la porte de la salle de bains, et, la trouvant fermée, poursuit sur sa lancée pour se jeter dans la gueule de l'ado grinçant. Cependant Daniela lâche Bourguignon au seuil du salon et s'arrête un instant pour réfléchir dans le couloir miraculeusement vide. Son oreille droite distingue un juron lâché en aparté par le fils Gougeaire. La gauche, quelques syllabes rayées par la pointe d'accent de la conseillère clientèle Merkel, puis les mêmes, comme en écho, modulées par l'ivresse du consultant Grœtte. Elle reconstitue les mots « Mieux vous connaître » et « Mieux vous servir ». Alors c'est la voix bien timbrée, radiophonique de Bourguignon, qui dit avoir été intrigué par l'annonce de la Nox dans le journal. Le concept du « Cocktail Noctimmo » lui paraissait bizarre. Au mot « Offre » lancé par la banquière il répond sur un ton grand seigneur.

— Non moi je dors en vol
je n'ai pas besoin d'un terrier
et si un de vos clients signe complètement bourré ?
Là, c'est Martin Grœtte qui tire le premier.
— La semaine de rétractation c'est pas fait pour les chiens
pardon Béatrice
et ça couvre toutes les gueules de bois.