Un message anonyme

KIWI, roman feuilleton de Pierre Alferi

Épisode 36 - Un message anonyme

Résumé de ce qui précède :
Soignée pour un Alzheimer précoce après s'être cloîtrée dans l'ordure, Daniela refuse de lâcher un post-it.

Dans les trois jours qui suivent, on voit Daniela peu à peu reprendre une apparence humaine. Elle se laisse nourrir et vêtir, voiturer puis promener dans les couloirs parmi des compagnes d'infortune nettement plus âgées.
Elle se laisse toucher
ausculter
piquer
palper
doucher
sonder
savonner
radiographier
scanneriser
questionner d'une voix douçâtre par le docteur Claire Maschera. Puis elle prend quelque initiative
salue
remercie
échange des propos anodins avec son mari
retrouve le tonus
l'autonomie physique
et même le sourire.

Le troisième jour elle se sent tout à fait lucide, et, mesurant la situation où elle s'est mise, elle demande un bon de sortie sans attendre le résultat de l'IRM. Quand elle repasse devant le bureau du médecin-chef, elle va tout de même s'en enquérir à tout hasard.
— Les résultats sont négatifs, lui répond la gérontologue.
— C'est donc grave ?
— Ça peut le devenir
négatif signifie qu'il n'y a pas encore de dommage organique visible
rien d'étonnant au premier stade d'un Alzheimer aussi précoce
restez au moins jusqu'à demain
reprenez des forces
parlez-moi.

Elle cède. L'univers clair et ralenti de la clinique, où dominent le blanc bleuté des murs et des néons, le bleu pâle des tuniques jetables, après la semaine d'abandon torpide à domicile, achève de l'anesthésier. Les deux symptômes qui persistent sont mineurs. Elle ne semble pas mesurer la gravité du diagnostic. Elle garde le poing droit fermé jour et nuit. Aux questions du mari, du beau-père et du médecin, elle répond de bonne grâce qu'elle y tient un message auquel elle tient. Qu'elle ne cherche pas à le cacher. Que son contenu n'est pas secret, ni son auteur. Mais encore ? Elle précise que le message dit simplement : " Je suis avec toi ". Que son auteur est anonyme et qu'elle n'a pas la moindre idée de son identité. Max fronce les sourcils. Il suggère que c'est un vieux mot qu'il lui avait laissé lui-même un matin sur le frigidaire. Elle rétorque que ce n'est pas son écriture, et qu'en outre les post-it n'ont jamais fait partie de leur papeterie commune.

Finalement, le quatrième jour, elle consent à ouvrir la main en échange d'une promesse : Max lui dénichera un collier orné d'un petit tube à vis où elle pourra rouler les cinquante centimètres carrés de papier jaune fluo qu'elle a chiffonnés dans son poing. D'ici là, elle ne veut pas risquer de le perdre. Il est vierge en dehors de la phrase qu'elle a dite. Entre plis et arêtes serpente une écriture soignée, au stylo à bille bleu. Sénart junior reconnaît qu'il ne s'y reconnaît pas. Sénart senior la juge quelconque.

Pendant l'heure des visites, le peu de ressemblance entre les visages du père et du fils rend leur identité d'expression plus frappante : soucieuse, prudente, comme s'ils la croyaient dérangée. Elle se met à leur place. Ils insistent sur l'importance des soins qui lui sont prodigués et sur le zèle inespéré du médecin chef, qui la reçoit deux fois par jour pour voir lui passer des idées par la tête. À vrai dire, elle ne sache pas qu'on lui ait prescrit autre chose que des fortifiants et un régime hyperprotéiné. Mais elle accepte de rester un cinquième jour.

Il faut dire que la gentillesse de la plupart des infirmiers et infirmières ne laisse pas de l'étonner. Parmi la clientèle captive du service de gérontologie, où les femmes dominent largement, il se trouve des taciturnes et des méfiantes, mais peu d'agressives : personne de vraiment déplaisant. On a pour elle des attentions. La sympathie, un mimétisme naturel, un reste de fatigue aussi, la disposent à se fondre dans le groupe. Elle connaît maintenant les prénoms d'une bonne dizaine de ses voisines, et quand elle entend le sien prononcé par l'une d'elles à l'oreille d'une autre, elle met une seconde à le reconnaître, seconde pendant laquelle lui apparaît l'image, en silhouette floue, d'une octogénaire au visage détourné. Alors elle sursaute légèrement, puis elle secoue la tête pour s'exhorter au mouvement et se convaincre qu'il est temps d'aller faire ses adieux.

Claire Maschera la reçoit avec son mélange habituel d'empathie et de condescendance maternelle.
— Ne partez pas si vite
vous mettez une touche de jeunesse dans le service
mes patientes vous on adoptée.
— Et si quelque chose clochait chez moi ?
— Vous en doutiez encore ?
— Non
je veux dire chez moi dans l'appartement.
— Là je ne vous suis pas.
— Inutile
je dois y retourner tout de suite
et trouver seule.
— Vous refusez mon aide ?
vous allez tout recommencer
comme si de rien n'était ?
— Je ne sais pas
j'aviserai
ça ira ne vous en faites pas
maintenant que j'ai un soutien.
— Ah oui l'ange gardien anonyme
j'attire votre attention
sur la fragilité du fil
qui relie les pensées que vous m'avez confiées.
— Je sais ce que je sens.
— Oui oui oui
mais la logique tout de même
si je puis me permettre
c'est par là que votre histoire pèche.
— Je ne vois pas.
— Récapitulons
le monde a une longueur d'avance sur vous
vous espériez le rattraper
en vous lançant dans la première histoire d'amour venue
et vous vous retrouvez je vous cite
cernée par des objets et des gens menaçants
plus perdue que jamais.
— Exactement.
— Vous implosez
vous venez me voir
je vous en félicite.
— Merci
je n'y suis pour rien.
— C'est pourtant ce que vous avez fait de mieux
et maintenant vous refusez le traitement ?
vous vous croyez soudain guérie
parce que vous avez acquis la certitude je vous cite
que quelqu'un veille et vous protège
sur la foi d'un post-it
ramassé sous un meuble
c'est bien ça ?
— En gros oui.
— Alors vous voilà prête
à mener l'enquête sur vos proches
qui je vous cite
vous cachent des choses depuis le début ?
— Avec votre encouragement
j'y mettrai tout mon cœur.
— Ah mais non surtout pas
je vous le déconseille
je vous le déconseille vivement.