Dans le bain

KIWI, roman feuilleton de Pierre Alferi

Épisode 14 - Dans le bain

Résumé de ce qui précède :
Draguée par un certain Maxime, scénariste bavard, l'héroïne a fini par le planter là.

Au début du chapitre suivant, Max et Daniela sont mariés. Juste mariés — la courte cérémonie a pris fin, à la mairie du XIIe arrondissement, il y a moins d'une heure — mais précocement mariés tout de même. « Marquer le coup » est l'expression qui est venue à Max pour motiver sa demande, à peine deux jours après leur deuxième rencontre. Deuxième ou troisième ? Ça dépend. Daniela doit-elle faire commencer leur histoire à l'apparition du Garçon aux Croissants, ou bien à l'abordage consécutif au vol de la petite cuiller ? Question plus importante qu'il ne semble — cruciale, en vérité —, mais qu'elle n'a pas tranchée. Quoi qu'il en soit, il est constant que la première fois n'est pas la bonne, qu'elle doit son titre de noblesse à la grâce d'une deuxième collision accidentelle.

Elle s'est produite une semaine après la première, alors que Daniela venait de faire son deuil de Max et de tourner la page. La saveur de plusieurs journées s'était trouvée gâchée pour elle par l'arrière-goût amer d'un café au lait trop sucré. Elle gardait un souvenir pénible du ton de son prétendant, où elle avait entendu de plus en plus de persiflage et de paternalisme. Celui de sa propre sortie lui cuisait plus encore. Elle aurait bien voulu revenir en arrière et réparer sa maladresse. La brûlure de la honte se faisait sentir dans la région du ventre à toute heure du jour et de la nuit, qu'elle passait en brefs aller-retour entre le sommeil et la veille. « Je ne suis pas à quelques jours près », se disait-elle avec un mauvais sourire intérieur. Elle a donc pleurniché en silence un jour ou deux, les mains sur l'établi, en attendant que le regret s'estompe.

Il s'est estompé. À force d'hésiter entre s'en vouloir à elle-même et en vouloir à Max, elle n'a plus distingué ses griefs et a repoussé leur pensée. Il ne lui est resté alors que des images de lui muettes, plutôt plaisantes. Or, les images, elles aussi, se sont estompées. Elle n'a plus été sûre d'un trait, plus sûre d'un autre, et à mesure que le flou a gagné elle a retrouvé, enfoui sous les grimaces et les paroles parasites, le Garçon aux Croissants. Sa fixité l'a persuadée qu'elle n'avait plus rien à craindre de lui. Quoiqu'il eût prétendu vivre dans le voisinage, et qu'elle l'eût vu, de fait, entrer dans un immeuble proche, elle était maintenant certaine qu'elle ne le croiserait plus jamais. Et, au bout d'une semaine, tout est redevenu normal.

C'est dans le hall vitré de son propre immeuble, inondé pour la première fois de l'année par un grand soleil matinal, et dont elle s'apprêtait à sortir, presque sereine quoique l'on fût dimanche, qu'elle s'est trouvée nez à nez avec lui. Max avait dû la voir le premier, car il n'a pas semblé surpris, mais heureux et contrit. Il lui a adressé un bonjour hésitant. Elle a reculé d'un pas.

— Comment avez-vous trouvé mon adresse ?
— Vous vivez ici ?
écoutez
je veux m'excuser
pour l'autre jour
je vous ai froissée sans m'en apercevoir
vous avez dû mal interpréter quelque chose.
(Il a serré la bouche comme un poing, et ses narines ont laissé échapper un soupir
inaudible.)
— Il faut dire que j'ai parlé à tort et à travers.
— Non non
c'est moi qui m'excuse
j'étais nerveuse
et vous savez pourquoi.
— Pourquoi ?
— La petite cuiller
vous ne m'avez pas répondu.
— À quelle question ?
— Ce que vous faites là.
— Je vous assure que j'ignorai
j'ai des parents ici
c'est un très grand immeuble.
— Oui
c'est vrai.

Bref, ils ont décidé de reprendre un café, Maxime s'est assis le premier, attiré par un cendrier qui l'a entièrement absorbé. Tandis qu'il le scrutait sous plusieurs angles, elle s'est assise en face de lui, aveugle comme une somnambule. Après quelques balbutiements et pouffements, ils se sont proposé une balade. Seulement le ciel avait entretemps enfilé une bure grise, noire par endroit. Le nuage d'encre s'est étalé comme sur un buvard et les a recouverts, puis il a entrepris de les doucher au compte-goutte. Il annonçait : promenade interdite. Lui excluant le cinéma, elle, les bars infestés d'écrans et de mauvaise musique, c'est la piscine, évoquée loin derrière le premier choix de l'un et l'autre, qu'ils ont retenue comme terrain d'entente. « Puisqu'il faut se mouiller, a dit Max, autant que l'eau soit chaude. »

Après l'achat d'un maillot une pièce bleu marine — Max avait toujours le sien sur lui, il nageait plusieurs fois par semaine pour, disait-il, déplier l'écrevisse qui se crispait sur son clavier d'ordinateur —, les voilà au bord du bassin, ruisselants d'une douche obligatoire. Elle a noué au-dessus de sa nuque la tignasse dont elle a chuchoté qu'une fois gorgée d'eau elle risquait de l'entraîner au fond. Un ample caleçon de bain noir dissimulait habilement le sexe de Maximilien, et son état d'esprit. Mais c'est tout juste s'ils l'ont remarqué : ils n'osaient guère se regarder.

Ils se sourirent, se parlèrent peu. Pour Daniela, les contours exacts du prince charmant furent tout à fait inattendus. Il n'avait pas la beauté longiligne qu'elle lui avait trouvée. Des muscles saillaient çà et là, arrondissaient les épaules, découpaient le buste. Elle fut surtout déconcertée par le contraste entre la blancheur de sa peau, qui semblait n'avoir été touchée par aucun rayon de soleil, et la pilosité noire dense, un peu sauvage, qui hérissait de petites zones circonscrites comme des oasis, et aussi les abords de certaines limites, les lèvres de certains plis, comme les bosquets qui enguirlandent les cours d'eau. Maxime lui a plu davantage que tout ce qu'elle imaginait de lui, à la façon d'un animal d'une espèce non répertoriée, et dont la beauté fixe, dès qu'on l'a découverte, un nouveau canon.

Elle a fait une volte-face au bord du bassin, et elle est descendue, marche après marche, dans l'eau turquoise fluo. Il l'a rejointe, mais il n'a pas nagé, lui a touché la nuque et pris la main, l'a embrassée, l'a enlacée — tout fut fluide. Maintenant ce n'était plus les sens distants et nobles de Daniela que touchaient les enveloppes de Max, ce n'était plus le Max vidéo qui l'éblouissait, le Maxime audio qui l'assourdissait, le Maximilien verbal qui la séduisait. C'était l'homme entier, un parfait inconnu. Au moins était-ce un peu de son goût, dans le baiser soyeux trempé d'eau tiède, un peu de son odeur, dans ses cheveux. Et surtout un peu de sa consistance, de son épaisseur et son poids, un peu de ses nerfs et ses muscles, du sang qui affluait, du souffle qui s'accélérait, de tout ce qui s'arquait en lui.

Daniela l'a touché avec la gaucherie de qui tâte un fantôme. Puis elle l'a serré contre elle, en retard d'une étreinte, et elle a goûté la peau de sa nuque, de son épaule, de son torse, avec une impatience qui trahissait la fadeur de la chair dans la grande solution du bain. L'eau chlorée délayait la saveur et le parfum de Max, mais elle adoucissait délicieusement son contact. La relative apesanteur donnait à leurs jambes, quand elles se touchaient, une grâce visqueuse. La pression des bras s'amortissait. Barbotant à peine, ils se tournèrent autour comme des cosmonautes encordés. Dans leurs tentatives maladroites de fusion, leurs arêtes même avaient une étrange tendreté, elles s'emboîtaient sans heurt.

Elle a repensé au confort de spectateurs bercés par un courant de récits régulier, près d'une côte sans récifs. Max, pour les mépriser, devait se tromper sur leur compte. Entraînée par des bribes d'histoires dont elle ignorait les suites, elle était parfaitement bien. C'était, certes, un confort, mais où tout serait nouveau. Le film d'eau qui le séparait d'elle donnait à ses sensations de lui une espèce de fondant ; il leur ajoutait une doublure veloutée. Touchée touchant, elle a glissé sur lui sans qu'il glissât entre ses mains — il n'échapperait pas comme les corps oints d'huile ou de sueur. Quand ils se sont plaqués l'un contre l'autre, ils adhéraient tellement qu'ils semblaient partager un épiderme à double face.