Une confidence

KIWI, roman feuilleton de Pierre Alferi

Épisode 48 - Une confidence

Résumé de ce qui précède :
Madame Sénart émet des doutes sur la santé mentale de son époux.

— Vous ne l'êtes plus ?
— Amoureuse ?
je suppose que si est-ce que je sais
Kitaro Binz vous vous souvenez ?
vous vous souvenez de sa réaction ?
comme il s'est crispé ?
(Compression de la nuque de Daniela signifiant « c'est normal ».)
non non non
ce n’était pas seulement la nouvelle de sa mort
chaque fois qu'on évoque Binz il souffre
ça lui rappelle l'époque de ses grandes possibilités
quand il était brillant
vous me croyez incapable de juger ?
détrompez-vous ma chère
en psychiatrie j'en sais un bout
si je n'avais pas dû abandonner mes études après ma grossesse
j'étais plus théoricienne que lui à l'époque
théoricienne et praticienne
(Daniela feint de la prendre au sérieux, mais ne semble pas la convaincre, car elle monte d’un ton.)
si je vous disais que l'omniopathie c'est moi
moi seule
et vous n'avez rien vu
vous n'avez vu que ce qu'il en reste
ce qu’il en a gardé lui
tics de langage
hypnose minute
conseils vaseux
surtout ne vous soignez pas etcetera
mais au départ c'était une méthode révolutionnaire
je l'avais inventée pour lui
parce qu’il n'arrivait pas à mettre les découvertes de Binz
au service du tout venant
des petits dépressifs de quartier
deux bonnes années j'ai réfléchi
j'ai observé j’ai lu oui tout en pouponnant
j'ai mis au point une thérapie
une méthode entièrement nouvelle
aux applications potentiellement infinies
au début il n'y croyait pas
mais quand il a vu les premiers résultats
c'est lui qui a trouvé ce nom ronflant
heureusement qu’il était plus doué pour la clinique
ah ça on a fait des miracles
on a eu des mariages entre patients
des fondations d'entreprise
même des naissances
cris de joie dans la nevroserie
c'était les années soixante-dix
on croyait que la pensée pouvait agir.
— Il s'est passé quelque chose ?
— Non
non il s'est passé que le temps a passé
il y a eu le suicide de son confrère de la rue Braille
le fondateur de la clinique où vous étiez
une balle entre les yeux et entre deux patients
ils étaient proches ça l’a brisé
il y a eu que l'omniopathie a fait moins d'adeptes que prévu
et lui le pauvre autant il savait s'en servir
autant il en faisait mal la réclame
notules dans des bulletins savants
laïus rabâché dans tous les colloques
ça voyager il aime
financièrement c’était limite
on a remplacé les parquets de chêne et le chintz
par du plastique et du lino
on a licencié l'assistante et depuis c'est moi qui m'y colle
surtout on a dû céder la moitié de l'appartement
tout rétrécissait
gloups.
— Et ?
— Et là soudain
grâce à la petite somme qui nous est revenue
il s'est découvert un hobby
il a laissé le cabinet sombrer
s’est mis à refuser les nouveaux patients
en raison de je cite la banalité de leur plainte
savez-vous qu'il reçoit parfois en pyjama ?
j'ai beau lui dire
je ne peux rien dire de toute façon
il n’écoute pas il crie tout de suite
pendant le travail c'est motus
j'essaie pourtant j'essaie
tous les soirs
avec le plus de tact possible
de l'encourager à se reprendre
de le remettre sur les rails
peine perdue
monsieur préfère m'accuser
il m'impute ses malheurs et me traite de salope
vous me direz c'est une forme d’hommage.
— Il n’en pense pas un mot.
— Vous êtes gentille
vous voyez
vos querelles d'amoureux sont peu de chose à côté
au moins j'ai la consolation
de me savoir moins triste que lui.
— Moi je l'ai vu presque toujours de bonne humeur
c'est peut-être son hobby ?
— Son obi ?
— Vous disiez qu'il s'est découvert un violon d'Ingres.
— Ah oui c'est peu dire
figurez-vous qu'il s'est mis à boursicoter
je ne m'en suis aperçue qu'après
ç'aurait pu rester un loisir
ç'aurait dû
si l'autre abruti n'avait pas
¬— ?
— Son grand frère colonel vous savez
la nuque rasée portant beau
on dirait que la réduction du budget militaire
le touche sur le plan cérébral
faute d'imagination il s'est lançé dans les placements
mais comme ça s'est vite résumé
à jouer au bonneteau avec ses trois neurones
il a demandé conseil à son cadet
le soi-disant intellectuel.
— Ils font des affaires ensemble.
— On peut dire ça comme ça
des jeux d'écritures
ça les occupe des heures chaque soir
ils amassent des actions des titres
dans la distribution des fruits rouges
il faut croire que ça marche.
— C'est ce que j'ai entendu dire.
— Ah vous êtes au courant
je me doutais bien que vous saviez quelque chose.
— Rien de précis.
— Ça marche si bien qu'ils sont devenus prosélytes
pour avoir plus à investir ils ont fait l'article
à leurs parents leurs amis et même leurs voisins
guérissez par la bourse
vous aussi mes petits bourgeois
vous pouvez devenir golden boys
prime de bienvenue aux jeunes mariés
aux primo-accédants aux parents de jumeaux
on tape en priorité les plus proches
comme dans une chaîne épistolaire
on reverse quelques dividendes
on encaisse.
— Ah oui je vois
c'est ce qu'on appelle un fonds de pension ?
— Je ne sais pas
ils ont donné à la chose un de ces noms
dont mon mari a le secret
(Daniela trace en l'air et à l’envers le 3, le grand F et le petit r. Madame S. a un sourire désolé.)
vous connaissez ?
alors vous savez que le mot fédération
ne veut rien dire du tout
ils tiennent conseil tous les quinze jours
dans une salle qu’ils ont louée sur le boulevard d’à côté
mon cher mari joue les stratèges
les machiavel de la framboise
les napoléon de la fraise des bois
les actionnaires sont du quartier
tous plus ou moins oisifs
alors ils viennent
ils le regardent comme le messie
je dois admettre que notre confort s'améliore
il parle de nous agrandir
de restaurer l’ancienne splendeur.
— Je crois qu’il est en bonne voie
je ne dois pas me réjouir pour vous ?
— D'après vous ?
je le vois jubiler en calculant des marges
lire l'intégralité des cours de la bourse
et puis il brutalise quelques patients en ricanant
avant de renchérir sur internet pour acquérir
je ne sais quoi qu'il a l'intention de revendre
c'est un spectacle affreux
le naufrage d’un esprit
d'un homme en qui j'ai beaucoup cru
notre monde a-t-il donc ruiné
toute idée de grandeur ?
(Daniela prend soudain le couple en pitié.)
— Mais je ne vois pas pourquoi
si vous abordez la question calmement
il ne pourrait pas vous entendre.
— Je suis devenue son remords.
— Tout de même cette violence
puisque vous en parlez cette violence verbale
êtes-vous certaine que vous
involontairement bien sûr
parce que tout cela vous agace
que vous ne la provoquez pas
un petit peu ?
— Je vous jure que non
je n'ai pas besoin d'ouvrir la bouche
pour qu'il sente ma déception
mon mépris disons-le
je suis le seul rappel vivant permanent de son reniement
il m'a prise en haine
et dans sa haine je sens qu’il a encore besoin de moi
alors je reste.
— Hm.
— Oui ma chère
j’en ai peur
pour nous il se fait tard.