Un certain bonheur

KIWI, roman feuilleton de Pierre Alferi

Épisode 24 - Un certain bonheur

Résumé de ce qui précède :
Les craintes et les soupçons de Daniela s'estompent dans ses relations routinières avec sa nouvelle belle-famille

Ainsi la vie de Daniela se meuble-t-elle. Le mariage, exagération désuète du concubinage, a joué pour elle le rôle d'un génie pressé qui, à peine jailli de son flacon, a exaucé dans le désordre tous les vœux qu'elle a jamais faits, avec d'autres qu'elle n'a jamais faits. Elle craint de s'être quelquefois trompée de page dans le catalogue de la grâce par correspondance. Mais les articles imprévus, si imposants soient-ils, ont précisément l'avantage de leur poids. Rien n'est plus dense qu'une personne, et sa mobilité n'est souvent qu'illusoire. Les époux Sénart senior et – plus encore – la vie passée de leur fils incarnée par ses possessions occupent une place énorme. Au moins cette place est-elle, après un mois, fixée. Le désarroi de Daniela n'aura donc duré que le temps, pour les passagers et les meubles débarqués sur son île dans le sillage de Max, de prouver leur fiabilité. En quelques semaines, le docteur et madame se sont changés en dragons bienveillants, en volcans éteints. Non seulement elle peut les toucher, mais elle peut leur tourner le dos sans risque. Les taches qu'elle a vues affleurer dans leur intérieur s'édulcorent. Le vinaigre, sagement, retourne s'abriter sous l'huile après le tumulte de l'émulsion. Comme les parents et voisins qu'on lui a présentés à la cérémonie, belle-mère et beau-père, l'un par contraste avec l'autre, se précisent de semaine en semaine, puis se figent. Dès qu'ils s'extraient de leur bain de révélateur ils plongent dans le fixateur. L'image sonore du docteur et celle de son épouse, visages et corps et voix, se complètent progressivement, et il s'avère qu'ils se complètent comme les pile et face d'une médaille antique. Même leur opacité foncière consolide leur apparence, car elle est aussi stable que le voile formé par des bulles prises dans la glace. Les voici surgelés que le dimanche réchauffe – goût invariable. Les voici vieux icebergs à la dérive très lente. Leur couche externe s'est faite, en gelant, translucide. Leur intimité se révèle à Daniela comme un nuage durci. Elle y voit une myriade blanche de secrets encapsulés.

Elle en vient à aimer cette fixité claire du visage des Sénart. Elle inspire la sérénité. Tant qu'elle scrutait leurs traits dans leurs silences, profitant des moments où leurs yeux, baissés sur leurs assiettes, ne l'éblouissaient pas, elle était trop portée à lire dans les rides aux rives enflées de madame Sénart, dans les lignes de la peau fine tendue sur le crâne du docteur, les traces tenaces, les cicatrices dénonciatrices de leurs vices, de leurs névroses mal traitées, griefs encroûtés, conflits domestiques sclérosés en plaques, les preuves du progrès d'une paralysie faciale, d'une précipitation cireuse de la grimace que des décennies de huis-clos ont perfectionnée. Ils semblaient vieux alors, trop vieux pour travailler, trop vieux pour avoir un fils aussi frais. Mais surtout ils semblaient vieillir activement de semaine en semaine, se tanner, comme s'ils suivaient un traitement dermatologique inventé par un fou. Elle s'est objecté qu'avec l'âge les maux du corps devaient progresser moins vite. Mais ceux de l'esprit ? N'était-ce pas au contraire leur aggravation accélérée qui inscrivait sur tant de têtes chenues une expression accentuée jusqu'au pathétique ? Ses beaux-parents n'avaient ni soixante, ni quatre-vingts, ni même cent vingt ans, mais des siècles, des millénaires – l'âge de la Terre et du Ciel. Elle a constaté en effet qu'ils remontaient le temps de l'évolution des espèces, qu'ils se reptilisaient. Elle a vu leur nuque se tasser, leurs yeux s'enfouir, leurs extrémités s'aiguiser.

Elle envisage maintenant les qualités de leurs peaux respectives – si différentes de celle de Max – d'un point de vue décoratif. Toile craquante et piquante pour le docteur varan du Nil, cuir gras plissé pour madame la tortue des Galapagos. Ce sont moins des idées de maroquinerie qui lui viennent à l'esprit que des souvenirs de reliure. Car leur enveloppe est de celles dont les amateurs fortunés ornent les éditions les plus chères à leur cœur, de celles que l'on tamponne d'or. Elle voit en eux deux ouvrages vénérables, oui, deux livres dont elle ne lit que l'incipit et le colophon, la justification en cul-de-lampe du tirage. Leurs cahiers sont pliés en huit et brochés à l'ancienne. Nul n'a coupé leurs pages pour elle. Le docteur, en dépit de son embonpoint, doit être un court traité de cosmogonie, tandis que madame S. cache manifestement, sous son mince volume, un roman feuilleton fleuve sur papier bible et en corps huit. Daniela se remet à passer en pensée le bout de ses doigts sur des cuirs, des parchemins, des toiles de soie. L'activité, celle-ci ou bien une autre, commence de lui manquer. Une certaine distraction s'installe. Elle se découvre capable d'absences de plus en plus longues aux repas, tandis que les visages de ses vis-à-vis continuent de se pétrifier. Maintenant le plus dur est fait, songe-t-elle, ils paraissaient bien durs en effet. Leur épiderme est ferme et doux comme un drapé marmoréen. Ils font partie des meubles. Tout a sa place de nouveau. Le lourd tableau qui la fait figurer en belle-famille, entourée des trophées du clan, est maintenant d'aplomb au mur. Nouveaux parents, nouveaux amis se tiennent bien et à bonne distance, ne l'effarouchent plus. Elle éprouve progressivement que de ce fait ils n'entament plus sa solitude.

L'ensemble du nouveau cadre de vie n'a pas de style mieux défini que le mobilier de Max, constitué – sans dessein mais non pas sans goût – des plus encombrants de ses souvenirs. Qu'ils soient massifs ou délicats, de bois ou de métal, de cuir ou de plastique, ils ont tous vocation à recevoir, à supporter. Autant que leur contenu recouvré après transvasement, cette batterie de réceptacles a l'incohérence d'une mémoire. Ils fourmillent de connotations, ils exhalent de discrets effluves dont le produit est un parfum unique, un parfum capiteux. Le parfum de Max flotte partout, filtrant de son placard, des tiroirs de son secrétaire et même de la table et des chaises – il a vite empli tout l'espace. Il l'enivre d'abord, et c'est en souriant d'aise qu'elle en gorge ses poumons. Hélas, justement parce qu'il est partout, il ne se distingue plus guère du sien, ni de celui de leur domicile conjugal. Parce qu'elle a vite oublié l'odeur des murs avant l'installation de Max, elle se dit qu'elle y a senti son parfum dès le début – plus faiblement peut-être, mais dès le jour de son emménagement solitaire, deux ans plus tôt. Cette fantaisie lui est douce.

Car tout ce qui fait qu'elle aime Max est sorti des cartons intact. Dans le grand chambardement de leur vie, il est resté le même : joyeux et affairé, prévenant et tendre. L'histoire heureuse de chaque journée se conclut en triomphe avec un tutti d'orchestre, quand il jouit furieusement entre ses fesses quelques dizaines de secondes après qu'elle-même a joui langoureusement sur lui. Même en présence de ses parents, il garde sa bonne humeur, sa gentillesse. Il ne manifeste aucun embarras. Il est bien son Max adoré, tel qu'elle commence à bien le connaître, sauf l'appétit. Il se précipite en effet sur les mets de sa mère et engloutit des quantités déraisonnables. Lui, Max, le plus frugal des hommes qu'elle ait connu, s'empiffre. Elle se demande s'il n'ingurgite pas plus en un repas dominical que pendant tout le reste de la semaine. Par ailleurs il ne cesse d'emprunter des choses – livre, ustensile, bibelot, babiole – qu'il oublie de rendre et qui viennent ajouter au bazar de leur appartement. Mais à ces deux bizarreries près, elle ne le perçoit pas différemment depuis qu'elle fréquente la famille. S'il lui rappelle leurs deux voisins, c'est, à défaut d'une ressemblance physique notable, par une variante des deux traits que partagent leurs caractères : réticence et fébrilité.

Son admiration amoureuse ne fait que grandir quand elle voit Max accomplir le miracle d'emménager en douceur et très vite. Bien que la quantité de ses meubles, ajoutés au décor minimal existant, excède en principe la capacité du deux-pièces, ils trouvent tous à s'encastrer, les coins allant aux coins, les petits hissés sur les grands, tabouret sous console et vitrine sur buffet. Max a sur-le champ son idée sur la place de chacun, et de chaque objet. Il déploie des trésors d'ingéniosité pour les agencer de telle sorte qu'il reste assez de volume libre pour respirer, et même se déplacer entre eux. Certes, l'appartement est rempli du sol au plafond. Des murs on ne voit plus la couleur. Du sol, qu'un entrelacs de sentiers. Pourtant, les choses, la foule de choses, se tiennent tout de suite en place. Chaque objet se trouve à sa place, semble avoir toujours été là. Daniela peut laisser l'emménagement se faire, sans elle qui se cantonne à un rôle de manutention pour les objets fragiles, qui sont rarement lourds.

Hyperactif dans un domaine hyperrentable, Max se retrouve naturellement en charge des finances. Avec une bonne grâce, une légèreté qui le rendent encore plus aimable, il se porte garant de l’avenir en général. Comme pour donner des gages de sa responsabilité, il se plaît à prévoir des voyages, à envisager l’achat d’une voiture, et même, d’ici un an ou deux, d’un logement plus spacieux. Dans la foulée, il va jusqu’à proposer de lui faire, comme on dit, un enfant. Daniela n’ayant jamais eu de goût pour le long terme, elle ne se fait pas prier pour se décharger sur lui de toute la part intimidante de la vie. Mais son nouvel emploi de femme au foyer, plus complexe et prenant qu’elle ne l’aurait cru, lui fournit assez de prétextes pour différer les déplacements petits ou grands et remettre au conditionnel l’ambitieux programme où s’enchaînent déménagement, arrêt de la contraception et choix d’un prénom.

La vie quotidienne pourrait donc être délicieusement légère. Max ne s’attarde guère après le petit-déjeuner et ne revient jamais avant le soir. Il a un long trajet jusqu’à la maison de production audio-visuelle qui l’emploie, dans le nord-ouest de Paris. Outre la répulsion qu’inspire à Daniela tout ce qui ressemble aux affaires, l’adresse de l’entreprise, dans une rue qu’elle situe mal l’a dissuadée d’y rendre visite à son mari. Elle sait d’ailleurs que le travail y est intense, au point que les appels téléphoniques de Max sont rares et brefs, quand ils ne sont pas interrompus faute de réseau dans l’entresol bétonné où se trouvent les bureaux. Bref, elle se trouve livrée à soi en tant que son propre employeur de l’aube au crépuscule. Rentré pour le dîner, Max lui épargne les plaintes, cancans et vantardises de l’employé de bureau. Il lui raconte seulement les synopsis les plus ahurissants pêchés dans le flot d’histoires qu’il écluse. Après une journée laborieuse mais solitaire, Daniela jouit alors d’être bercée jusqu’à l’heure du coucher pas les récits toujours nouveaux d’un conteur expérimenté. Elle s’émerveille de voir sa vie, dont le lit fut longtemps à sec, déborder de péripéties inoffensives, communiquer quotidiennement, par le canal de Max, avec l’immense réseau hydrographique des contes que le monde se fait. C’est beaucoup mieux, plus drôle et plus varié, que les nouvelles du journal. Dans son travail, Max a en outre affaire à plein de gens intéressants, qu’il lui décrit à l’occasion.

En s’initiant aux joies du ménage systématique, elle devient plus sensible à certaines qualités de Max passées inaperçues dans son absence de tout défaut. Sa perfection physique lui apparaît maintenant miraculeuse. Son haleine est fraîche au réveil et jamais il ne pète. Il transpire peu et c’est alors une odeur de sainteté qui monte de ses aisselles et de ses pieds. Les séjours qu’il fait aux toilettes, sauf circonstances exceptionnelles, sont si rapides et si discrets qu’elle en vient à douter qu’il chie jamais – sans doute le fait-il au bureau. Ou bien serait-ce qu’elle vit en lui ? Que leur symbiose est telle que rien de ce qu’il secrète n’est plus étranger, ni puant ? Peu lui importe, pourvu que ce corps glorieux de l’amour lui apporte chaque soir la paix – un bien-être dont elle ignorait, avant de le connaître, qu’il pût être aussi plein. Même les soirs, plus fréquents après quelques mois, où ils s’endorment sans avoir fait l’amour, les draps où Max s’est glissé ont l’odeur chaude et âcre de la vie, qui a chassé, a presque fait oublier leur odeur de cendre dans la solitude. Daniela dort enfin, et dort bien. Elle fait seulement, de temps en autre, un cauchemar banal où ses clefs n’ouvrent plus sa porte. Mais dans la journée elle traîne. Elle se trouve désœuvrée. Elle voudrait s'employer.