Le diagnostic

KIWI, roman feuilleton de Pierre Alferi

Épisode 8 - Le diagnostic

Résumé de ce qui précède :
En désespoir de cause, Daniela Tripp consulte son voisin de l'escalier B, le docteur Sénart.

— Vous soignez par la parole ?
ce mot gravé sur votre plaque
« omniopathie » je crois ?
il désigne un genre de psy-quelque chose ?
— Par la parole non surtout pas
Dieu m'en préserve
rien de tout cela je vous rassure.
— Par la lumière alors.
— La lumière peut aider
comme une foule d'autre chose
aider mais pas guérir
non il n'y a pas de traitement type
à chaque patient sa thérapie
il nous manquait un terme exact
pour la médecine généraliste
voilà tout.
— Pas très bien formé votre nom
omnio c'est du latin
pathie c'est du grec.
— Justement justement
pas d'exclusive pas de dualismes
nous autres omniopathes
sommes plus généralistes
que les généralistes au sens étroit.
— Omniopathe fait plus malade que médecin à mon avis
sociopathe
psychopathe.
— Grec latin
patient malade
quelle différence ?
quelle importance ?
ne sommes-nous pas réunis dans l'attente d'une vie saine ?
dans une quête humble, dénuée de tout préjugé ?
— .
— Serrons le sujet
vos réponses nous renvoient au questionnaire 3 C
bien
datez le début de la dépression.
— Quelle dépression ?
je suis venue vous voir
(Mais elle ne remet plus la main sur le prétexte de l'insomnie qu'elle a choisi dans la salle d'attente.)
— La raison de votre visite n'entre pas dans nos considérations
vos idées là-dessus vous regardent
à votre place je ne leur accorderais pas trop de crédit
je reformule la question
à quel moment avez-vous commencé de vous lever épuisée ?
— Je me souviens d'une semaine de vacances à la campagne
il y a une dizaine d'années
je me levais tous les jours en forme.
— Crises de larmes ?
— Le matin
le soir je suis trop énervée.
— Tâchons de préciser
diriez-vous que vous pleurez comme un amour anéanti ?
ou plutôt comme un mort dans la famille ?
— Un peu des deux ?
— Attendez
plutôt comme devant l'imminence d'une catastrophe naturelle
touchant des populations innocentes ?
ou comme devant un diagnostic de cancer vous concernant ?
tâchez d'être objective.
— Ça dépend.
— Disons la chose autrement
comme devant une perte d'emploi ouvrant la porte à la banqueroute et aux huissiers ?
ou comme devant un nourrisson abandonné par sa mère ?
— Je n'arrive pas à me décider
disons qu'un grand malheur
un événement tragique marque chaque journée
mais sans dire son nom
un éclair dans un ciel limpide
suivi d'aucun grondement
une catastrophe inaperçue
une bombe à neutrons.
— Oui oui oui
je vous entends
je vous reçois cinq sur cinq
et vous dites que ces difficultés ne sont pas récentes ?
— Elles ne diminuent pas
à croire que c'est chronique.
— Nous prendrons soin d'éviter les termes pseudo savants
chronique est par trop défaitiste
d'ailleurs nous prendrons soin désormais
d'éviter tout diagnostic
moindre le diagnostic meilleur le pronostic
relations incestueuses avec un frère ?
une sœur ?
— Je suis fille unique
quelques pensées coupables
au sujet d'un cousin plus vieux.
— Vos pensées n'ont pas voix au chapitre
dites-vous que vous témoignez devant une cour
vous venez d'emménager ?

Elle tremble. Sénart peut, et il devra, au moins à la fin de la consultation, lui demander son adresse. La connaîtrait-il déjà ? Serait-il en train de lui tendre une perche pour qu'elle avoue son identité de voisine ?

— Il y a déjà six mois que j'occupe mon appartement
mais jusque-là je changeais souvent d'immeuble
de quartier
de ville
de pays.
— Nomadisme
parfait
ah oui
avez-vous été exposée de façon prolongée
à titre de victime ou de témoin
à des violences domestiques ?
(Nouveau frisson, vite secoué en notant que le ton du docteur n'a pas changé.)
— Non.
— Bon
nous disons donc inceste non
exil non
très bien
on peut écarter le trauma
bon débarras entre nous
tant de mes confrères s'enlisent dans l'étiologie
si vous saviez
et ça cause
ils reniflent du matin au soir les cadavres dans le placard
les fœtus dans le formol
et ça cause des effets
ces vapeurs du passé les soûlent
ils en oublient de s'atteler
à la composition du remède.
— Il y a un remède ?
— Et comment
et nous allons nous l'appliquer
et pas plus tard qu'aujourd'hui même
il est grand temps vous ne croyez pas ?
la souffrance psychique finit par engourdir le cerveau
pleurer fait du bien aux poumons
c'est vrai
ça ne fait pas de mal non plus au système lymphatique.
— Ah.
— Une fausse alarme
suivie d'un exercice d'évacuation
c'est au niveau neurologique que ça use
conduits à sec
neurotransmetteurs en jachère
sérotonine croupie
mais vous semblez décidée à guérir
et je crois pouvoir d'ores et déjà vous dire
qu'avec une aide appropriée
— Qui vous dit que je veux guérir ?
— Excellent
elle ne veut pas guérir
alors là nous allons faire du bon travail.
Silence doucereux. Sourire.
— Tout cela me semble préoccupant
je ne vais pas vous mentir
vous dérivez mademoiselle
mais nullement tragique
nullement
et il y a des signes très encourageants.
— Je ne vous crois pas.
— Eh bien le désir de guérir de changer
d'aller mieux.
— Eh bien ?
— Il constitue l'un des principaux obstacles à la cure
or chez vous l'obstacle est pratiquement levé
vous étonnerai-je en vous disant que la moitié
la moitié des troubles que j'observe chez mes patients
ont justement pour origine
le désir de changer ?
un peu comme chez mes confrères dermatologues
la moitié de leur clientèle s'abîme la peau à force d'hygiène
c'est pourtant simple
quand on veut changer
on se fixe un but à la fois trivial et lointain
qu'on est sûr de ne jamais atteindre
moyennant quoi l'échec autorise à rester transi
collé comme une moule à ces chers symptômes de toujours
cette gangue chérie sans laquelle on courrait le risque
de n'être plus soi vraiment
vous voyez ?
— Je crois
moi qui pensais faire de la résistance passive
en refusant de guérir.
— Le moi que vous citez
est plein de ruses
nous allons le mettre hors d'état de nous nuire
nous allons trancher une à une les têtes de l'Hydre
vous et moi.
— Vous me faites peur.
— Mais non
vous êtes curieuse
vous ne voulez pas guérir ?
c'est très bien
mais vous le voulez encore trop
autrement vous n'auriez pas frappé à la porte de mon cabinet
je me trompe ?